Laurent FEMENIAS & Aurélien PERRUCHET (mars 2000)
I ) L'épistémologie de POPPER pour
les sciences "dures"
A ) "Le problème de HUME" ou la question de la méthode
B ) "Le problème de KANT" ou la question de la démarcation
C ) Remarques sur la méthode générale de POPPER
II ) L'application aux sciences sociales
A ) Obstacles de type épistémologique
B ) Difficultés propres et réelles
C ) Un Programme de Recherche Métaphysique pour les sciences sociales : l'analyse situationnelle
Conclusion : la méthodologie poppérienne
et la science économique
Les deux textes étudiés dans ce commentaire nous permettent de
nous faire une idée générale de l'épistémologie
de Karl POPPER.
Le premier est issu de La logique de la découverte
scientifique (1935). Il présente en quelques pages la méthode
de POPPER de façon générale. Il tente de répondre
à deux questions :
1. Quelle est la méthode des sciences empiriques ?
2. Comment distinguer ce qui est science et ce qui est non-science ?
A partir de là, POPPER explique quelle devrait être la manière
de raisonner des scientifiques.
Le deuxième texte, intitulé "La logique des sciences sociales"
(1969), précise la position de POPPER vis-à-vis des sciences sociales.
Il se situe dans le cadre d'un débat avec les philosophes de l'Ecole
de Francfort sur le statut des sciences sociales.
Une question fondamentale - notamment pour des économistes ! - nous semble ressortir de la confrontation de ces deux textes : les exigences méthodologiques poppériennes sont-elles applicables aux sciences sociales, à la science économique en particulier ? Cela implique de s'intéresser au monisme de l'épistémologie de POPPER, mais également de savoir ce qui caractérise les sciences sociales par rapport aux sciences dites "dures".
Pour commencer, nous expliquerons ce en quoi consiste "l'utopie unificatrice
du Cercle de Vienne" (cf. Alain BOYER : Introduction à la lecture
de Karl POPPER), et plus généralement le positivisme logique
(ou néo-positivisme). Ces idées sont très répandues
dans le milieu intellectuel de Vienne dans les années 1920-1930. Au Cercle
de Vienne, on trouve en particulier Moritz SCHLICK, Otto NEURATH et surtout
Rudolf CARNAP. Le positivisme logique est une forme d'empirisme qui combine
la logique de Gottlob FREGE et Bertrand RUSSELL aux thèses de base du
positivisme (cf. Ian HACKING : Concevoir et expérimenter) :
1. L'importance de la vérification : une proposition
n'a de sens que si l'on peut établir sa vérité ou sa fausseté.
2. L'importance fondamentale de l'observation pour obtenir la connaissance.
3. L'opposition à la notion de "causalité" : celle-ci
ne se trouve pas dans la nature.
4. L'explication (la question du pourquoi) joue un rôle mineur.
5. Le refus des entités théoriques : seul ce qui est observable
compte. Les électrons ou les atomes ne peuvent donc pas exister à
l'époque.
6. Le rejet de la métaphysique.
Le rationalisme critique de Karl POPPER va s'opposer à la position épistémologique des néo-positivistes.
Tout d'abord, POPPER s'oppose à l'idée
courante selon laquelle l'utilisation de méthodes "inductives"
caractériserait les sciences empiriques.
L'induction est un procédé de raisonnement, une inférence,
qui part d'énoncés singuliers (ou particuliers) pour aboutir à
des énoncés universels. On passe alors de l'observé à
l'inobservé. Or, cela pose un problème logique que POPPER illustre
par le fameux exemple des cygnes : "peu importe le grand nombre de cygnes
blancs que nous puissions avoir observé, il ne justifie pas la conclusion
que tous les cygnes sont blancs" (p. 23). En effet, ce n'est pas parce
que l'on a observé quelque chose un certain nombre de fois dans le passé
que cela va forcément se reproduire dans le futur.
L'induction n'est donc pas un principe vrai a priori, un "énoncé
analytique" dont la négation entraîne une incohérence
logique.
L'induction doit alors nécessairement être un "jugement synthétique",
au contenu empirique, qui part de notre expérience. Mais pour POPPER,
"la tentative visant à fonder le principe d'induction sur l'expérience
échoue [...] puisque celle-ci doit conduire à une régression
à l'infini" (p. 25). En effet, pour justifier l'induction a posteriori,
on ne fait à chaque fois que passer à des principes d'induction
supérieurs.
Contrairement à KANT, POPPER n'admet pas l'existence dans la science
de "jugements synthétiques a priori", dont le contenu est nécessairement
vrai et empiriquement testable (cf. Critique de la raison pure, 1781).
Seuls sont possibles selon lui les "jugements analytiques" et les
"jugements synthétiques". POPPER dit d'ailleurs de l'essai
de KANT qu'il ne pense pas qu'il fut concluant.
L'induction n'est pas un mode de raisonnement satisfaisant
car il n'est pas logiquement fondé. HUME avait déjà posé
ce problème de l'induction dans les sciences. (cf. Traité de
la nature humaine, 1739-1740). C'est pourquoi POPPER appelle cette question
"le problème de HUME". Le seul procédé logiquement
fondé est la déduction.
Il est intéressant de remarquer que pour les membres du Cercle de Vienne,
malgré les problèmes liés à l'induction, celle-ci
peut être utilisée alliée à l'expérience.
Ils pensent en effet que l'on peut obtenir pour une loi générale
un certain degré de véridicité sous forme de probabilité.
Plus une loi aura une forte probabilité d'être vérifiée,
plus elle sera "vraie". Ainsi, une loi "vraie" aurait une
probabilité d'être vérifiée avec succès égale
à 1. POPPER rejette cette idée.
POPPER explique alors la manière dont devrait
raisonner le scientifique en utilisant un "procédé déductif
de mise à l'épreuve des théories" (p. 26) :
Il se pose tout d'abord une question, un problème à résoudre.
Il invente alors une théorie pour tenter de répondre à
la question posée. Pour cela, il émet des systèmes d'hypothèses
provisoires, des théories non encore vérifiées (définitions,
postulats, axiomes) à partir desquelles il obtient des conclusions par
déduction logique.
Il cherche ensuite à réfuter sa théorie en la soumettant
à des tests empiriques. Si le test se révèle négatif,
la théorie est réfutée. Il est alors nécessaire
de formuler une nouvelle théorie qui sera à nouveau soumise à
des tests. En revanche, si le test est positif, la théorie est corroborée.
Cela signifie que la théorie a provisoirement réussit son test,
elle est acceptée jusqu'à ce qu'un test négatif l'élimine
ultérieurement.
POPPER explique qu'il rejette l'induction car "elle
ne fournit pas de marque distinctive appropriée au caractère empirique,
non métaphysique, d'un système théorique" (p. 30).
En d'autres termes, "elle ne fournit pas de critère de démarcation
adéquat" (p. 30). La question de la démarcation est appelée
"le problème de KANT" en raison de la tentative par celui-ci
de séparer la science de la croyance, de la métaphysique. Il s'agit
pour POPPER de donner une définition acceptable de la notion de science
empirique.
Pour résoudre le "problème de KANT", POPPER donne pour
critère de démarcation le critère de réfutabilité
(ou de falsifiabilité) : une théorie scientifique est une théorie
réfutable expérimentalement. Le critère choisi est la réfutabilité
et non la vérifiabilité car, en raison du rejet de l'induction,
les théories ne sont jamais vérifiables empiriquement (p. 37).
Ce critère est issu d'un choix de POPPER. Il nécessite l'existence
d'une base empirique qui représente le "monde de notre expérience"
(p. 35).
La réfutabilité a été choisie comme critère
de démarcation et non comme critère de signification. POPPER insiste
sur le fait que la signification n'est en aucun cas pour lui un critère
de démarcation. La réfutabilité fait également référence
à des critères d'inter-subjectivité : tout scientifique
"de bonne foi" qui teste de la même façon une même
théorie doit obtenir un résultat identique (cf. partie II pour
la question de l'objectivité dans les sciences).
POPPER peut ainsi distinguer ce qui est science de ce
qui ne l'est pas. Certains énoncés comme "Dieu existe"
n'appartiennent pas au domaine des sciences car ils ne sont pas empiriquement
testables. Ils correspondent à la métaphysique (qui si elle présente
de l'intérêt n'est pas pour autant de la science). Les sciences
empiriques sont, selon POPPER, la physique, la biologie, la psychologie et l'économie.
A côté se trouvent les sciences logiques a priori comme les mathématiques.
Les autres théories comme le marxisme ou la psychanalyse sont des non-sciences.
Ce que POPPER reproche au marxisme et à la psychanalyse est, non pas
leur audace théorique (qu'il admire), mais leur absence d'audace empirique
: ces théories sont protégées du risque d'être mises
en cause par l'expérience, elles peuvent s'en sortir quoi qu'il arrive.
Leurs partisans trouvent des confirmations partout (exemple de la baisse tendancielle
du taux de profit). Les sciences empiriques sont au contraire susceptibles de
progresser car leurs théories sont sans arrêt remises en question
et celles qui sont réfutées le sont pour laisser la place à
de meilleures.
La réfutation doit être possible mais elle peut n'être que
potentielle. Il doit être possible de réfuter une théorie
par des tests, mais ceux-ci peuvent être seulement imaginaires. L'important
est que s'ils ne peuvent pas être réalisés maintenant, ils
pourront l'être un jour (cf. la théorie d'EINSTEIN, notamment la
Relativité restreinte en 1905 et générale en 1915).
POPPER soulève pp. 38-39 quelques objections que
l'on peut faire à son critère de démarcation et y répond
en justifiant son choix :
Premièrement, il s'agit d'un critère négatif. On sait quand
une théorie est réfutée mais on ne sait jamais qu'elle
est vérifiée. "Nous ne savons pas, nous ne pouvons que conjecturer".
Mais selon POPPER, ce n'est pas très important car "le montant d'information
positive sur le monde véhiculé par un énoncé scientifique
est d'autant plus élevé que cet énoncé est susceptible
d'entrer en conflit [...] avec des énoncés singuliers possibles".
Deuxièmement, on pourrait penser que si la vérifiabilité
est impossible en raison du rejet de l'induction, on peut rejeter de la même
façon le critère de réfutabilité. Cette critique
ne gène pas POPPER car il y a asymétrie entre la réfutabilité
et la vérifiabilité. On n'est jamais sûr de la vérité
mais on est sûr de l'erreur. En fait, si l'on observe un cas contraire
à la théorie (donc un énoncé particulier), on peut
conclure de manière déductive à la fausseté d'énoncés
universels. C'est le seul cas d'inférence déductive qui va du
particulier à l'universel (dans la direction inductive).
Troisièmement, il est toujours possible d'empêcher qu'une théorie
soit réfutée de façon concluante grâce à l'emploi
d'hypothèses ad hoc (hypothèses que l'on introduit pour contourner
une difficulté). POPPER admet cette critique mais considère que
la science doit refuser les hypothèses ad hoc (Il s'agit d'une convention).
Pour POPPER, si une expérience réfute une
théorie, il est possible de savoir quelle hypothèse en particulier
est réfutée. Or, les partisans de la thèse de DUHEM-QUINE
ou de "l'argument holiste" considèrent qu'une réfutation
infirme la totalité de la théorie. Il n'est pas forcément
possible de distinguer du reste de la théorie une hypothèse fausse
en particulier.
De plus, POPPER donne un critère de démarcation mais n'explique
pas la manière d'obtenir les théories scientifiques.
On trouve chez POPPER un "programme de recherche métaphysique"
: la science ne peut se développer que sur la base de critères
qui ne sont pas scientifiques. Les règles méthodologiques sont
considérées comme des conventions. Ces conventions sont en quelque
sorte, comme il l'écrit, les "règles du jeu de la science
empirique" (p. 50). Elles n'appartiennent pas à la pure logique
(cf. les règles du jeu d'échecs) mais si on ne les accepte pas,
on sort selon POPPER du "jeu de la Science". Le refus des hypothèses
ad hoc est un exemple de ces règles. Elles ne sont pas choisies par hasard
: elles ont été élaborées en vue d'assurer l'applicabilité
du critère de démarcation choisi. "Leur formulation et leur
acceptation dépendent donc d'une règle pratique de type supérieur"
(p. 52). Cette "règle de type supérieur" est l'acceptation
de la réfutabilité comme critère de démarcation.
C'est la condition sine qua non pour suivre le programme de recherche de POPPER.
Enfin, POPPER défend un "rationalisme critique". Il part du
constat de notre ignorance et de notre faillibilité. Toute connaissance
accroît le nombre de nos questions. Cependant, il est possible de progresser
si l'on est disposé à apprendre de ses erreurs et à soumettre
ses idées à la critique des autres.
Ces dernières remarques peuvent nous permettre de penser que le rationalisme
de POPPER est plus limité que celui de KANT.
Dans le second texte, POPPER pose avec force le principe de l'unité méthodologique
des sciences. Ainsi, il affirme dans sa sixième thèse (qu'il qualifie
lui-même de "thèse principale") : "La méthode
des sciences sociales aussi bien que des sciences physiques et naturelles consiste
à mettre à l'épreuve des essais de solution de leurs problèmes,
c'est-à-dire des problèmes qui constituent leur point de départ".
C'est la thèse du monisme méthodologique. POPPER pense que sa
méthode est applicable aux sciences sociales, tout du moins à
celles auxquelles il reconnaît le statut de sciences empiriques : la psychologie,
la sociologie, et l'économie.
Pourtant le critère proposé par POPPER est peu appliqué
par les économistes. Dans un entretien accordé en 1986 à
la Revue française d'économie, POPPER reconnaît lui-même
la "faible réceptivité de l'économie aux critères
du statut scientifique". Dans cet entretien, il paraît moins sûr
de lui, et reconnaît qu'il y a des obstacles à l'application de
son critère à l'économie.
Nous allons présenter ces obstacles, en suivant Alain BOYER.
Selon POPPER, il existe une méthodologie fausse
et très répandue, qu'il désigne sous le nom de scientisme,
et qui fait obstacle à l'application de sa propre méthodologie.
Il parle ainsi dans sa septième thèse d' "une méthodologie
largement répandue qui est souvent avalée en toute inconscience
[...] ce naturalisme ou scientisme méthodologique erroné et
déplacé, qui exige des sciences sociales qu'elles apprennent enfin
des sciences de la nature ce qu'est la méthode scientifique".
Cette méthodologie consiste à commencer par l'observation, puis
à passer par induction aux lois générales. Elle va de pair
avec une conception de l'objectivité comme absence de jugements de valeur.
Pour POPPER, cette méthodologie repose sur un mythe, ce "mythe qui
n'est hélas que trop répandu et que trop funeste, du caractère
inductif de la méthode des sciences naturelles, et qui induit en erreur
sur le caractère de l'objectivité scientifique" (septième
thèse). Le scientisme ne serait alors que l'imitation de ce que certains
prennent à tort pour la méthode et le langage de la science, c'est-à-dire
le positivisme et tout ce qui va avec (inductivisme, "anti-théorisme",...).
POPPER consacre une partie importante de son texte à combattre ce point
de vue. Il parle dans sa huitième thèse de l'inversion du rapport
entre anthropologie et sociologie, qu'il croit pouvoir interpréter comme
un indice du règne de ce "naturalisme déplacé".
L'anthropologie serait en effet plus "objective" au sens où
l'entendent les partisans du scientisme (c'est-à-dire plus observatrice,
plus descriptive).
POPPER déplace la question de l'objectivité : selon lui, il n'y
a pas d'hommes de science "objectifs", ni dans les sciences sociales,
ni dans les sciences de la nature. En fait, l'objectivité scientifique
n'est pas une question individuelle, c'est une question sociale. Il affirme
dans sa douzième thèse que "ce qu'on peut appeler objectivité
scientifique repose uniquement et exclusivement sur la tradition critique"
; autrement dit, l'objectivité ne pourrait se définir qu'au niveau
de la communauté scientifique dans son ensemble.
POPPER traite également du problème de la liberté par rapport
aux valeurs : pour lui, la science ne peut s'élaborer en dehors de valeurs
extra-scientifiques. On trouve dans sa quatorzième thèse l'idée
que "nos motifs et nos idéaux purement scientifiques, tels que l'idéal
de la recherche pure de la vérité, sont profondément ancrés
dans des valeurs extra-scientifiques, notamment religieuses". Il faut faire
la distinction entre valeurs scientifiques et extra-scientifiques, mais on ne
peut pas éliminer ces dernières. On rejoint là l'analyse
par POPPER du rôle des conventions.
En économie, l'expérimentation est exclue
(on peut remarquer au passage que c'est aussi le cas pour l'astronomie). On
peut seulement observer.
L'observation elle-même n'est pas chose aisée
pour les économistes car la clause ceteris paribus (toutes choses égales
par ailleurs) n'est en général pas respectée, d'où
la difficulté d'isoler la relation que l'on souhaite observer.
Plus fondamentalement, on manque en économie d'une "base observationnelle"
admise par tous. Les faits sont construits. On n'observe pas directement la
réalité, mais des indicateurs, des séries statistiques
qui tentent de la mesurer.
Une troisième difficulté est liée
au fait que l'annonce d'une prévision a des effets sur sa vérification.
L'annonce d'une mesure de politique économique modifie les comportements
sur lesquels elle était fondée, et de ce fait l'effet de la mesure
risque de ne pas être celui qui était escompté.
C'est le problème de l'interférence de l'observateur et des faits,
que POPPER n'ignore pas du reste. Selon lui, "c'est l'une des grandes difficultés
qu'on rencontre quand on veut tester une théorie ou une hypothèse
économique". Pourtant, il déclare un peu plus loin : "je
ne crois pas que cette interférence soit le véritable problème
des sciences sociales".
POPPER poursuit : "L'indéterminisme général
qui caractérise l'être humain me semble infiniment plus important".
La créativité, l'inventivité de l'homme ne peuvent qu'induire
une baisse du contenu prédictif des théories qui ont l'homme pour
objet. On peut rappeler ici que POPPER a combattu toute sa vie le déterminisme
historique (c'est-à-dire l'idée qu'il existerait des lois générales
du développement historique, des événements inéluctables
et prédictibles).
Les sociétés sont historiquement situées. Les "lois"
sont toujours remises en cause par le devenir historique des sociétés.
Par exemple, on reconnaît généralement que l'analyse keynésienne
était vraie dans les années trente, mais qu'elle n'était
plus adaptée aux années soixante-dix, le contexte ayant changé.
A l'issue de l'examen de ces difficultés, liées au fait que dans
les sciences sociales l'homme est à la fois sujet et objet, on pourrait
se dire que le monisme méthodologique de POPPER devrait être au
moins amendé. Néanmoins, ces difficultés n'ont pas empêché
POPPER de proposer un Programme de Recherche Métaphysique (P.R.M.) pour
les sciences sociales, que nous allons maintenant présenter.
Le noyau dur du P.R.M. proposé par POPPER est
l'analyse situationnelle, que l'on trouve aussi désignée sous
les noms d'individualisme méthodologique, principe de rationalité,
ou encore méthode zéro. Cette méthode d'analyse est présentée
par POPPER dans les thèses vingt-deux à vingt-sept.
POPPER commence par affirmer que la psychologie est conditionnée par
le social. Les sciences sociales ne sont pas réductibles à la
psychologie. En particulier, la sociologie doit être autonome par rapport
à la psychologie.
Que l'on nous permette de citer ici assez longuement la vingt-cinquième
thèse, qui résume bien ce que POPPER entend par analyse situationnelle
: "L'examen logique des méthodes employées en économie
aboutit à un résultat applicable à toutes les sciences
sociales. Ce résultat montre qu'il existe dans les sciences sociales
une méthode purement objective, qu'on peut appeler méthode de
compréhension objective ou logique de situation. Une science sociale
pratiquant la compréhension objective peut être développée
indépendamment de toute idée subjective ou psychologique. Cette
méthode consiste à analyser suffisamment la situation de sujet
agissant pour pouvoir expliquer son action à partir de la situation sans
faire appel à la psychologie".
On commence donc par analyser la situation du sujet, puis on suppose que son
comportement est "approprié à la situation", ce qui
revient à poser un principe de rationalité. Pour POPPER, l'économie
serait la science sociale la plus avancée dans cette voie.
La "situation" qu'il convient d'analyser est constituée d'un
monde physique et d'un monde social peuplé d'institutions sociales. On
pourrait être étonné qu'un défenseur de l'individualisme
méthodologique parle d'institutions sociales, mais POPPER met rapidement
les choses au point : "Les institutions n'agissent pas, seuls les individus
agissent dans ou pour des institutions".
Comme POPPER l'admet dans la vingt-sixième thèse, les explications
de la logique de situation peuvent apparaître comme excessivement simplifiées
et schématiques, néanmoins elles constituent selon lui une "bonne
approximation de la vérité".
Le plus important est que les analyses de situation sont "rationnellement
et empiriquement critiquables". Comme il l'explique lui-même de manière
assez convaincante, "nous pouvons par exemple trouver une lettre qui montre
que la connaissance dont disposait Charlemagne différait totalement de
ce que nous avions supposé dans notre analyse, alors qu'on voit mal comment
des hypothèses psychologiques et caractérologiques pourraient
être critiquées au moyen d'arguments rationnels". On voit
bien dès lors de quelle manière le P.R.M. privilégié
par POPPER s'inscrit parfaitement dans le cadre de la méthodologie qu'il
recommande par ailleurs.
Comme nous l'avons déjà signalé, la méthodologie
poppérienne a été largement rejetée par les économistes.
Ceux-ci ont préféré adopter des "stratagèmes
immunisateurs" destinés à éviter toute réfutation
de leurs théories. L'exemple de la théorie des choix publics est
analysé dans cette perspective par Claude LE PEN, dans le numéro
spécial d'Economies et Sociétés déjà cité.
Que des grands corps théoriques s'affrontent, ayant chacun un noyau dur
de propositions non-testables, n'est pas forcément critiquable. POPPER
lui-même admet le rôle des P.R.M., qui ne sont pas autre chose que
des ensembles de propositions non-testables traduisant une conception du monde,
encadrant et motivant la démarche scientifique. Rien n'empêche
de considérer la théorie des choix publics et la théorie
du bien-être comme deux P.R.M. concurrents, fondés sur deux visions
opposées de l'Etat, toutes deux schématiques et idéologiques.
Cette situation n'est d'ailleurs pas l'apanage des sciences sociales : POPPER
considérait la théorie darwinienne de l'évolution comme
un P.R.M. s'opposant au P.R.M. des caractères innés de LAMARCK.
Ce qui semble important (et qui, en ce qui concerne la science économique,
pourrait être amélioré), c'est que les défenseurs
de chaque P.R.M. produisent des propositions testables et réfutables,
et qu'ils acceptent les critiques portant sur ces propositions. Autrement
dit, autour du "noyau dur" de propositions invérifiables
doivent exister des théories moins globales, soumises au travail de
corroboration et de réfutation.
Introduire davantage de réfutabilité pourrait être bénéfique
à la science économique, d'autant plus qu'un P.R.M. dont les propositions
ne cessent d'être réfutées peut finir par être réfuté
lui-même, ceci permettant à la science de progresser.