Notes de lecture par Laurent FEMENIAS & Aurélien PERRUCHET,
mars 2000 (texte issu d'un travail de maîtrise de Science économique dans le cadre d'un cours d'Histoire de l'analyse économique).
I ) Résumé des principales thèses défendues dans l'ouvrage
1. Economie et societé de marché (la genèse et l'épanouissement de l'idéologie économique)
2. Les avatars de l'idéologie économique
II ) Dumont et Rosanvallon : deux approches différentes
de la modernité
1. Propos général de Louis Dumont
2. La notion d'idéologie chez les deux auteurs
4. Le marché comme caractéristique de l'idéologie moderne
5. Le politique et l'économique (deux visions de la modernité)
Le capitalisme utopique, histoire de l'idée de marché est la troisième édition d'un ouvrage de Pierre Rosanvallon, paru pour la première fois en 1979 sous le titre Le capitalisme utopique, critique de l'idéologie économique, et déjà réédité en 1989 sous le titre Le libéralisme économique, histoire de l'idée de marché. Le propos principal de l'auteur peut nous semble-t-il être résumé comme suit : le marché n'est pas qu'un mode d'organisation de l'économie. Plus profondément, l'idée d'une société de marché renvoie à une société autorégulée, où aucune norme extérieure n'est imposée aux individus dont les intérêts sont naturellement convergents. Cette vision développée essentiellement par Smith et que Rosanvallon appelle "l'idéologie économique" s'inscrit dans la perspective d'une interrogation sur l'institution et la régulation du social. Le "socialisme utopique" du XIXème siècle n'a fait que transposer les mêmes thèmes dans le champ politique.
Ainsi, Rosanvallon a d'abord pour ambition de bien montrer en quoi l'oeuvre de Smith doit être comprise sociologiquement et politiquement, et d'insister sur la continuité plutôt que sur la rupture entre Marx et Smith. Pour cela, il propose une relecture d'un certain nombre d'auteurs des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles, sans négliger les rapports entre l'histoire des idées et les évolutions concrètes de la société. Son étude est divisée en deux grandes parties : il retrace tout d'abord l'émergence de "l'idéologie économique" au cours des XVIIème et XVIIIème siècles, puis s'attache à sa diffusion et à sa transformation au XIXème siècle. Selon Rosanvallon lui-même, cette exploration sur longue période de la notion de marché doit permettre d'éclairer les débats contemporains sur le libéralisme. Il s'agit semble-t-il de mieux connaître et de mieux comprendre le libéralisme pour finalement mieux le dépasser.
Nous tenterons en premier lieu de résumer les principales propositions
de l'auteur. Un commentaire viendra ensuite, qui tournera pour l'essentiel autour
d'une comparaison avec Homo aequalis de Louis Dumont. Le rapprochement
entre les deux oeuvres semble intéressant dans la mesure où
les auteurs abordent tous deux les thèmes de l'idéologie économique
et de la modernité, mais chacun à sa manière.
Le marché, affirme dès la préface Pierre Rosanvallon,
est avant tout un modèle de société. Il est "porteur
d'une ambition (...) d'organisation décentralisée et anonyme de
la société civile, se posant en concurrent implicite du projet
démocratique de constituer artificiellement la cité" (p.
II). Le libéralisme peut ainsi être analysé comme une réponse
aux problèmes non résolus par les théoriciens politiques
du contrat social. Les analyses en termes de contrat social posaient deux problèmes
: elles ne disaient rien des rapports entre les nations, et s'intéressaient
à l'institution de la société mais pas à sa régulation.
Au contraire, les analyses en termes de marché et d'échange ont
permis d'envisager les rapports entre nations comme un jeu à somme positive,
et réglaient à la fois les problèmes de l'institution et
de la régulation du social en affirmant que le besoin et l'intérêt
régissent à eux seuls les rapports entre les hommes.
Rosanvallon fait d'Adam Smith le principal représentant de ceux qui ont
voulu substituer aux autorités dominatrices les mécanismes neutres
de l'échange. Dans une perspective plus générale, "le
libéralisme accompagne l'entrée des sociétés modernes
dans une nouvelle ère de la représentation du lien social, fondée
sur l'utilité et l'égalité et non plus sur l'existence
d'une totalité préexistante" (p. VIII).
Le point de départ de Rosanvallon est le refus, de plus en plus accentué
au XVIIème siècle, d'un ordre social reposant sur la loi divine.
Selon lui, la grande question de la modernité est de penser une société
laïque, auto-instituée. On pense alors qu'il faut partir d'une analyse
réaliste des passions humaines. Le problème étant ainsi
de partir de l'individu pour résoudre la question de l'institution et
de la régulation du social, deux grandes voies vont être explorées
: la réponse politique (le contrat social) et la réponse économique
(le marché).
Différentes versions du pacte social ont été proposées
par les philosophes des XVIIème et XVIIIème siècles, qui
reposaient en dernière analyse sur des visions divergentes de l'état
de nature et des passions humaines. Pour Hobbes, l'état de nature est
un état de guerre. L'institution de la société (qui se
confond chez cet auteur avec l'établissement de la paix) ne peut être
pensé qu'à partir d'une passion qui pousse les hommes à
vouloir sortir de l'état de nature : le désir de conservation.
On observe avec Pufendorf une évolution en ce sens que l'institution
de la société repose sur une dynamique de l'intérêt
et non plus de la crainte. Locke quant à lui se distingue par sa critique
de la monarchie absolue : selon lui, le prince lui-même ne saurait se
placer au-dessus des règles de la société civile. Cet auteur
accorde une importance toute particulière à la notion de propriété
: fruit du travail de l'individu, elle en constitue le prolongement. Dans ce
contexte, c'est la conservation de la propriété qui est le but
de l'institution du social. Pour Rousseau enfin, l'état de nature est
un état de solitude, d'autonomie et de liberté. Les passions immodérées,
l'état de guerre sont pour lui une spécificité de la société
civile. Le contrat social n'est qu'une nécessité engendrée
par les premiers rapports entre les hommes, un moyen de garantir la liberté
menacée par le passage de l'état de nature à la société
civile.
Mais peu à peu, la question de l'institution du social s'efface devant
celle de sa régulation. C'est alors le pouvoir et la loi qui sont analysés
comme régulation du social. Ainsi Helvétius pense qu'il faut s'appuyer
sur les passions et notamment sur la plus fondamentale : le "sentiment
de l'amour de soi" ou intérêt. Dans son analyse, la loi doit
instaurer un système de peines et de récompenses pour assurer
la convergence des intérêts. Bentham reprendra et développera
cette conception de l'identification artificielle des intérêts
et élaborera une économie de la justice et de la législation.
Selon Rosanvallon, toutes ces théories ne répondent pas vraiment
à leur objet et seule la représentation économique de la
société représentera l'achèvement de la philosophie
politique et de la philosophie morale des XVIIème et XVIIIème
siècles. Comme il l'écrit lui-même, "le marché
est le mode de représentation de la société qui permettra
d'en penser le radical désenchantement" (p. 33).
Adam Smith occupe une place centrale dans l'émergence de l'idéologie
économique. Rosanvallon insiste sur l'idée que Smith ne devient
économiste que dans le mouvement de réalisation de sa pensée
philosophique. L'économie dont parle Smith apparaît moins comme
un domaine d'investigation séparé que comme "le terrain solide
sur lequel l'harmonie sociale pourra être pensée et pratiquée"
(p. 41).
Le concept de marché résout deux questions : la guerre et la paix
entre les nations, et le fondement de l'obligation dans le pacte social. En
effet d'une part il permet de repenser les rapports internationaux sur une base
nouvelle, en ce sens que l'on substitue un jeu à somme positive (le commerce)
à un jeu à somme nulle (la puissance). D'autre part, les individus
n'ont plus à se soumettre. La "main invisible" permet de penser
une société sans centre. "La loi de la valeur règle
les rapports d'échange entre les marchandises, et les rapports entre
les personnes qui sont compris comme des rapports entre des marchandises, sans
aucune intervention extérieure" (p. 46-47).
Les physiocrates iront, quant à eux, jusqu'à supprimer la politique.
Pour eux, c'est l'ordre immuable de la nature qui doit régner et le seul
objectif d'un gouvernement doit être de s'y conformer autant que possible.
Ce que Rosanvallon appelle le "paradoxe physiocratique" est en fait
"le retour du refoulé politique sous la forme d'un despotisme global"
(p. 54). En effet, les physiocrates ne peuvent vaincre la résistance
de la réalité à leurs théories qu'en imaginant un
despote qui aurait pour fonction de maintenir la disparition du politique.
Ce qu'il est important de retenir aux yeux de Rosanvallon, c'est que "c'est
bien en comprenant la société civile comme marché que Smith
a révolutionné le monde" (p. 62).
Au XVIIIème siècle, le mot "commerce" acquiert une
signification très large. Il désigne alors toutes les relations
entre hommes. Ce qui transparaît à travers cette évolution
du langage, c'est que le lien économique, qui relie les hommes comme
producteurs de marchandises pour le marché, est regardé comme
le véritable ciment de la société. Ainsi, si Smith parle
de "nation" là où Locke et Rousseau parlent de société
civile, c'est pour marquer l'évolution d'un sens juridico-politique à
un sens économique. La nation chez Smith est définie comme le
système des besoins. C'est l'échange, impliquant la division du
travail, qui construit la société jusqu'à sa finalité
ultime : "l'autonomie réalisée dans la dépendance
généralisée" (p. 76).
L'importance nouvelle prise par la richesse incite à penser autrement
l'organisation sociale : c'est à partir des différents types de
revenus que Smith distingue des classes sociales. Rien n'empêche en théorie
un individu de passer d'une classe à l'autre, à l'opposé
de la société d'ordre traditionnelle. Enfin, pour Smith, l'Etat
libéral a pour mission de construire le marché, l'égalité
devant la justice étant un préalable nécessaire à
la réalisation d'une société de marché. Mais il
pense qu'une fois la construction du marché accomplie, l'Etat pourra
alors dépérir.
Smith distingue nettement les notions de territoire (politique) et d'espace
(économique). Pour lui, c'est l'étendue du marché et non
plus la dimension du territoire qui est la clé de la richesse. On peut
dire que c'est cette distinction entre l'espace de marché et le territoire
géographique qui marque la véritable rupture entre le libéralisme
et le mercantilisme. En fait, le libéralisme revendique un espace diffus
et continu ; il se caractérise par le rêve d'une division du travail
abolissant les frontières.
Mais cette déterritorialisation de l'économie doit aller de pair
avec une territorialisation des droits de propriété. Si l'on souhaite
unifier l'espace économique, ce n'est que pour mieux morceler le territoire
en une mosaïque de propriétés individualisées.
Rosanvallon montre ensuite que l'Etat-nation et le marché sont au fond
indissociables dans la mesure où ils ne sont tous deux pensables que
dans le cadre d'une société atomisée, dans laquelle l'individu
est compris comme autonome. On peut ainsi penser dans les mêmes termes
les conditions historiques qui les ont rendus possibles. Il montre en particulier
dans le cas de la France comment l'Etat a dû, pour exercer son pouvoir
sur des sujets, détruire toutes les formes de socialisation intermédiaires.
Il s'agissait de libérer l'individu de ses formes antérieures
de dépendance et de solidarité, ceci revenant à préparer
la société de marché. De plus, on peut expliquer l'action
de l'Etat en faveur du développement des échanges marchands par
des raisons fiscales : les impôts sur les échanges étaient
les plus maniables et les plus productifs, alors qu'à l'inverse les échanges
non marchands, intracommunautaires, ne pouvaient guère donner lieu à
un prélèvement fiscal moderne.
Tandis que l'économie comme pratique s'affirme comme activité
sociale autonome, l'économie comme science se construit en se confondant
avec la politique. Ainsi, les premiers auteurs ont pensé l'économie
du point de vue du pouvoir. L'arithmétique politique était avant
tout un savoir pour l'Etat. L'économie politique anglaise marque l'évolution
de l'économie vers une science de la richesse. Elle devient la science
du fonctionnement de la société civile moderne dans le cadre d'un
Etat de droit.
A la fin du XVIIIème siècle, c'est dans le domaine politique
que les idées de Smith sont le plus reprises. Les tenants du radicalisme
anglais, notamment Godwin et Paine, ne font finalement qu'expliciter et développer
la philosophie politique sous-jacente à l'oeuvre de Smith.
Ainsi, pour Paine, le gouvernement, c'est-à-dire la politique, n'est
qu'une réalité secondaire, résiduelle. C'est d'abord la
loi de l'intérêt réciproque qui doit gouverner la société.
Paine hésite néanmoins au sujet de la mise en place d'un gouvernement
représentatif. Godwin, quant à lui, n'a pas les mêmes scrupules
et opte clairement pour une société sans gouvernement. Se diffuse
ainsi une idéologie de la simplicité politique : la tâche
du gouvernement ne peut être que simple puisqu'il s'agit de se conformer
aux lois.
Pour Godwin, la démocratie se définit comme un état social
et non comme un régime politique. Elle se confond avec l'égalité
des conditions, le principe de représentation étant rejeté
comme contradictoire avec l'affirmation de la souveraineté absolue du
jugement privé.
Selon Rosanvallon, on peut en définitive distinguer deux sortes de libéralisme
politique : le libéralisme positif (affirmation des droits de l'homme)
et le libéralisme utopique (affirmation de la société de
marché). Alors que le premier n'a pas de rapports nécessaires
avec le libéralisme économique, le second n'est qu'une simple
extension à la politique des principes d'Adam Smith. On pourrait le qualifier
"d'anarchisme démocratique". C'est à partir de lui qu'il
faut comprendre le possible retournement de la démocratie en totalitarisme.
Car si les auteurs tempèrent le plus souvent leurs raisonnement, les
fondements intellectuels du libéralisme utopique permettent d'envisager
des voies plus brutales pour forcer la réalité à correspondre
à l'utopie...
Hegel est fasciné par l'économie politique anglaise. Il comprend
bien toute la portée philosophique de cette "science du monde nouveau".
Le travail est d'ailleurs le concept à partir duquel il conçoit
le développement de la société. La main invisible se trouve
assimilée chez lui à une "ruse de la raison" dans la
mesure où chacun travaille pour tous en croyant ne travailler que pour
lui. La société civile dont parle Hegel est identique à
la nation dont parle Smith : c'est le système socio-économique
des besoins. Mais alors que Smith minimisait les aspects négatifs et
aliénants de la société de marché, Hegel veut les
intégrer dans son raisonnement. Il critique le marché en tant
qu'il engendre des inégalités et des déséquilibres.
La pensée hégélienne se constitue ainsi en alternative
au libéralisme économique. Pour cet auteur, le développement
de la société civile ne clôt pas l'histoire mais appelle
au contraire la constitution d'un nouvel ordre politique. Il n'attend effectivement
pas de l'économie qu'elle réalise la politique. En fait, Hegel
veut penser politiquement la réalisation de l'universel. Il fait de l'Etat
"l'expression d'une volonté universelle" et de la corporation
le moyen d'une "expérience immédiate et limitée de
l'universel que l'Etat est amené à réaliser totalement"
(p. 176).
La critique de Hegel par Marx doit selon Rosanvallon se comprendre comme un
retour au libéralisme. Marx réhabilite au fond la société
civile contre l'Etat. "Toute la philosophie moderne peut être comprise
comme une philosophie du sujet" (p. 187) et la philosophie de Marx elle-même
n'est qu'une tentative d'approfondissement de l'individualisme moderne. Si Marx
critique le capitalisme, c'est bien parce que celui-ci fait progresser la société
globalement mais régresser les hommes individuellement.
La lutte des classes est, du reste, impensable en-dehors d'une représentation
de la société comme marché. Elle implique en effet la possibilité
d'un renversement des places dans la société et n'aurait aucune
signification dans une société d'ordre.
Marx critique en outre la notion d'intérêt. Il refuse d'en faire
le fondement de l'activité individuelle et sociale, et affirme qu'il
faut chercher à développer l'ensemble des potentialités
et des virtualités dont chaque individu est riche. Ainsi, Marx s'affirme
comme le "théoricien d'un individualisme intégral".
L'homme ne peut s'individualiser que dans la société, sachant
que l'on parle ici de la vraie société civile, celle qui voit
se développer un pur commerce entre les individus, sans la médiation
de la marchandise. C'est en définitive la médiation de l'intérêt
qui doit être supprimée, et on peut dire en cela que le communisme
implique l'extinction de l'économique. C'est au-delà de la production,
au-delà de la rareté, que commence l'épanouissement de
la richesse humaine. Marx critique toutes les formes de séparation, aussi
bien politique (homme/citoyen) qu'économique (homme/producteur). C'est
paradoxalement de la pleine réussite économique du capitalisme
que dépend la possibilité de son abandon, en ce sens que c'est
la capacité à produire des biens du système capitaliste
qui permettra un jour dans l'esprit de Marx de réaliser la société
d'abondance.
Rosanvallon note pour finir que "la suppression de la médiation
politique et économique est rachetée par l'identification de tous
les individus en un seul et même corps" (p. 207). Ainsi le communisme
achève l'utopie libérale au prix de la constitution contradictoire
d'un organisme social total.
Du point de vue des faits, le XIXème siècle a vu le capitalisme
triompher mais le libéralisme a par contre été singulièrement
absent. Rosanvallon met en évidence le fait que le capitalisme tel qu'il
s'est manifesté n'était en rien la réalisation d'un plan
de société (correspondant à l'idéologie libérale),
mais plutôt la résultante de pratiques économiques et sociales
concrètes. En un mot, ce n'est pas le capitalisme libéral, c'est
le capitalisme sauvage qu'on a vu triompher.
Du reste, il faut sans doute admettre que "l'échec historique du
libéralisme n'est que l'envers de son illusion théorique"
(p. 214). Quoi qu'il en soit, cet échec entraîne une profonde remise
en question concernant le statut de l'économie politique. Les auteurs
s'engagent dans différentes directions, mais leurs prétentions
ne sont plus les mêmes qu'au XVIIIème siècle : l'économie
politique renonce à se présenter comme la science globale et unifiée
du monde moderne.
Rosanvallon en arrive alors à la conclusion suivante : "l'idéologie
économique qu'exprime l'économie politique classique du XVIIIème
siècle ne se donne plus au XIXème siècle dans la science
économique elle-même (...) ; elle se transfère globalement
dans le champ politique" (p. 221). En effet, il montre comment les grands
thèmes de l'idéologie économique du XVIIIème siècle
sont incorporés et transposés dans les idées socialistes
du XIXème siècle. Si l'on n'a pas compris cette complicité
entre libéralisme utopique et socialisme utopique, c'est parce que l'on
a opposé socialisme et capitalisme et associé (à tort)
capitalisme et libéralisme. De plus, on a fait l'erreur de comparer les
théoriciens socialistes du XIXème siècle aux libéraux
de la même époque, alors que ceux-ci n'avaient plus l'ambition
de proposer un modèle global de société.
Dans une annexe, Rosanvallon propose quelques pistes pour "dépasser
l'horizon du libéralisme utopique" (p. 229). Même introuvable,
celui-ci demeure en effet souvent "dans nos têtes". Selon Rosanvallon,
le plan comme le marché se fondent implicitement sur la représentation
commune d'un espace fluide et homogène. Or, cette représentation
est fausse ; le capitalisme sait d'ailleurs fort bien exploiter à son
profit les désordres et les ruptures qui caractérisent l'espace
économique réel. Si l'on en croit l'auteur, le concept d'autonomie
serait un instrument décisif de critique de l'idéologie économique
et permettrait d'ouvrir enfin la voie à une économie post-capitaliste.
Il propose en fait de s'orienter dans quatre directions : tout d'abord, il faudrait
accepter de renoncer à l'universel et de particulariser l'espace des
activités économiques et sociales. Cela reviendrait à limiter
la place du marché dans nos vies. Dans un deuxième point, Rosanvallon
précise bien qu'il ne s'agit pas de passer à un nouveau mode de
production mais au contraire de multiplier les modes de production et les types
d'activité sociale. Troisièmement, il conviendrait d'en finir
avec le concept de société globale (un retour à une société
holiste est impensable). Il faudrait mieux penser en termes de "multi-socialisations
instables" (p. 237). Enfin, Rosanvallon propose de s'engager dans la voie
d'un droit pluraliste.
Nous allons tenter d'étudier le livre de Pierre Rosanvallon à
la lumière de ce qu'écrit Louis Dumont dans les deux premiers
chapitres de Homo aequalis, genèse et épanouissement de l'idéologie
économique (Gallimard, Paris 1977). Nous pourrons ainsi comparer
leurs visions de la modernité qui, si elles diffèrent en raison
de l'approche propre à chaque auteur, peuvent néanmoins se compléter
de façon intéressante.
Après avoir rappelé le propos général de Dumont,
nous préciserons sa définition de l'idéologie en la rapportant
à celle de Rosanvallon. Nous verrons ensuite comment les deux auteurs
abordent le problème des rapports entre l'idéologie et les faits
avant d'analyser le marché comme caractéristique de l'idéologie
moderne. Nous pourrons enfin montrer comment les analyses par les deux auteurs
des rapports entre le politique et l'économique traduisent deux visions
de la modernité.
Louis Dumont se propose, comme l'indique le titre du premier chapitre de son
livre, d'effectuer "une étude comparative de l'idéologie
moderne et de la place en elle de la pensée économique".
Notre civilisation moderne est ainsi comparée aux sociétés
dites "traditionnelles", le but étant de rendre possible la
transition intellectuelle d'une idéologie à une autre.
Les sociétés traditionnelles sont de type holiste. Les besoins
de l'homme sont ignorés ou subordonnés à ceux de la société
dans son ensemble. L'ordre est valorisé et la hiérarchie
est la valeur suprême. Ces sociétés sont composées
d'individus de type homo hierarchicus.
A l'opposé, les sociétés modernes sont de type individualiste.
L'être humain est valorisé car "chaque homme est une incarnation
de l'humanité toute entière" (p. 12). L'égalitarisme
caractérise ces sociétés qui sont composées d'individus
homo aequalis. L'individu est égal à tout autre mais il
est aussi libre. C'est un être moral, indépendant et autonome.
Notre civilisation moderne et son type individualiste de société
est une exception. En effet, notre civilisation dans le passé ainsi que
la plupart des autres sociétés sont holistes. Or, il s'est produit
une révolution dans les valeurs avec l'apparition dans l'idéologie
d'une primauté des relations entre les hommes et les choses, alors que
les relations entre hommes prévalaient auparavant. La question de la
richesse est en lien étroit avec cela : la richesse immobilière
qui accompagnait le pouvoir sur les hommes primait sur la richesse mobilière
qui représentait une simple relation aux choses. Mais le lien entre la
richesse immobilière et le pouvoir sur les hommes s'est rompu. La richesse
mobilière est donc devenue la forme supérieure, parfaite de la
richesse.
Notre civilisation a alors vu émerger le politique basé sur l'individu
citoyen et l'économique basé sur l'individu homo oeconomicus.
En fait, l'économique est une nouvelle façon de voir les phénomènes
humains en mettant l'accent sur les relations entre les hommes et les choses
par l'intermédiaire des besoins.
Or, la catégorie économique en tant que telle ne peut réellement
émerger que si elle représente un domaine spécifique et
autonome.
Elle doit correspondre à un domaine spécifique, à la fois
séparé du politique et de la morale. L'émancipation par
rapport au politique commence avec les Deux traités sur le gouvernement
de John Locke. L'émancipation par rapport à la morale se produit
à partir de la Fable des abeilles de Bernard Mandeville.
La deuxième condition, à savoir la cohérence interne du
domaine, est indispensable pour que l'ordre n'ait pas à être imposé
du dehors. De plus, le fonctionnement du système économique doit
produire des effets bénéfiques s'il est laissé à
lui-même. Il faut alors postuler ce que Elie Halévy appelle "l'harmonie
naturelle des intérêts" : l'intérêt individuel
coïncide avec l'intérêt général. Le pas décisif
en ce qui concerne cette cohérence interne a été fait par
François Quesnay et les physiocrates.
On considère généralement que ces deux conditions ont été
réunies pour la première fois lors de la publication en 1776 par
Adam Smith de son livre intitulé Une enquête sur la nature et
les causes de la richesse des nations. Même si ce livre n'apporte
rien - ou très peu - de strictement original, il a une importance fondamentale
car il correspond véritablement à l'acte de naissance de l'économique
comme étant un nouveau mode de considération des phénomènes
humains qui trouve sa place au coeur de l'idéologie moderne.
Il est donc nécessaire de garder en tête que l'économie
n'a rien de naturel et n'est qu'une construction. Pour connaître l'essence
de l'économique, il faut s'intéresser à sa place dans la
configuration idéologique générale.
Louis Dumont précise explicitement dans son livre ce que signifie pour
lui le mot idéologie. Sa définition la plus générale
appelle idéologie "l'ensemble des idées et valeurs - ou représentations
- communes dans une société, ou courantes dans un milieu social
donné" (p. 26). Sa conception est très différente,
selon lui, de l'acception d'origine plus ou moins marxiste que l'on a généralement
de l'idéologie, mis à part dans le fait que les deux correspondent
à un ensemble social de représentations.
Pour Dumont, c'est par l'intermédiaire de l'idéologie de notre
société que nous devenons conscients de quelque chose. Notre conscience
ne peut exister qu'à cette condition. Pour expliquer cela, il prend l'image
d'une grille qui représenterait l'idéologie et qui nous permettrait,
en regardant à travers elle, de prendre connaissance du donné
tout en en laissant une partie de côté. La grille, ou idéologie,
qui correspond à un moment donné comprend donc tout le patrimoine
intellectuel de cette période, à condition que n'y soient incluses
que des représentations sociales, c'est à dire communes à
la société. L'idéologie n'est pas un résidu, ce
qui resterait après que l'on ait retiré tout ce qui est considéré
comme vrai, rationnel ou scientifique. Elle suppose donc l'unité de la
représentation ce qui, d'après Dumont, "n'exclut pas d'ailleurs
la contradiction ou le conflit" (p. 31).
Il est essentiel de ne pas oublier que les idées fondamentales de l'idéologie
sont souvent implicites car évidentes et omniprésentes. Elles
sont donc susceptibles de nous échapper si nous n'y prenons pas garde.
Or, c'est justement grâce à ces conceptions inexprimées
que les morceaux apparemment disjoints de l'idéologie tiennent ensemble.
Nous avons déjà expliqué comment pour Dumont l'objet de l'économie est le résultat d'une construction. Ce qui est essentiel à ses yeux, c'est que cette construction est intimement liée à la naissance de l'idéologie moderne. Etudier l'idéologie économique, c'est étudier la relation de l'économique comme catégorie avec l'idéologie, sa place dans celle-ci. Définir l'économique (et le politique) suppose de mettre à jour l'idéologie globale dont ils font partie. L'économique se construit à partir d'un certain nombre de présuppositions de base. On ne peut expliciter ces suppositions qu'en les remettant à leur place, c'est-à-dire au coeur de l'idéologie moderne. Explorer les complexes et profondes interactions entre la catégorie économique et l'idéologie moderne, c'est avoir une chance de mieux comprendre à la fois l'une et l'autre. L'économie repose sur un jugement de valeur, une hiérarchie implicite. Plus concrètement, on peut dire schématiquement que l'économie considère principalement les relations entre les hommes et les choses par l'intermédiaire des besoins, la primauté des relations entre hommes et choses étant on le sait caractéristique de l'idéologie moderne si l'on en croit Dumont.
Il est plus difficile de cerner précisément ce qui relève
de l'idéologie dans le livre de Rosanvallon que dans celui de Dumont.
Le capitalisme utopique, contrairement à Homo aequalis,
ne contient pas de définition explicite de l'idéologie en général,
car le mot idéologie peut prendre des sens très différents
selon le contexte.
Cependant, le concept de base autour duquel s'organise le livre est celui de
l'idéologie économique qui correspond à l'utopie
libérale, au libéralisme économique, ou encore
à ce que Rosanvallon appelle le capitalisme utopique. Les idées
constitutives de cette idéologie sont clairement résumées
dans le passage suivant (p. 221-222) :
"- Réduction du commerce au marché comme seule forme "naturelle"
de rapport économique. Occultation de l'économie du don et de
l'économie administrée.
- L'échange, nécessairement égalitaire, est considéré
comme l'archétype de tous les autres rapports sociaux.
- L'économie réalise la philosophie et la politique. L'harmonie
naturelle des intérêts suffit à régler la marche
du monde ; la médiation politique entre les hommes est considérée
comme inutile, voire nuisible. La société civile, conçue
comme un marché fluide, s'étend à tous les hommes et permet
de dépasser les divisions de pays et de races."
Cette définition correspond à l'idée de marché qui,
loin de n'être qu'un mécanisme purement technique, propose plus
profondément un modèle de société et un rapport
à la volonté politique : le libéralisme correspond à
l'aspiration à une société civile immédiate à
elle-même, autorégulée, sans politique.
Cela, explique Rosanvallon, est totalement différent du capitalisme sauvage
qui se développe à partir de la Révolution Industrielle
et au XIXème siècle. Par là même, l'utopie libérale
ne pourrait se confondre avec l'idéologie bourgeoise. En effet, "si
la bourgeoisie peut avoir une idéologie, elle ne peut plus être
mue par l'utopie dès lors qu'elle est en situation de gestion de la société"
(p. 227). C'est là que se trouve, d'après Rosanvallon, la principale
erreur de Marx qui, prisonnier de sa définition de l'idéologie
en tant qu'un produit historique de circonstances déterminées,
considérait l'utopie libérale comme la représentation du
monde correspondant au capitalisme. Il voyait le libéralisme comme une
idéologie, c'est à dire selon le sens qu'il donne à ce
terme un discours justificateur de la bourgeoisie, alors que l'utopie libérale
est née dans une société pré-capitaliste. L'idéologie
bourgeoise, qui est ce dont parle Marx, doit être distinguée de
l'idéologie économique développée par Smith.
Au fond, tout ce que nous avons dit de l'idéologie chez Dumont nous montre qu'il s'agit pour lui d'un concept à la fois bien défini et très englobant. L'idéologie est tout ce qui constitue la "grille de lecture" commune aux individus d'une société. Rosanvallon quant à lui ne définit jamais de manière univoque ce qu'il entend par idéologie. Si l'on tient à chercher un dénominateur commun aux différents usages qu'il fait de ce terme, on peut dire qu'il s'agit sans doute d'un ensemble d'idées, caractéristique d'un groupe social, d'un ensemble d'auteurs... Une conséquence directe en est que pour Rosanvallon différentes idéologies peuvent cohabiter ou s'affronter, alors que pour Dumont à l'ensemble de la société moderne correspond une idéologie.
Il est important de nous intéresser aux relations entre l'idéologie et les faits dans Homo aequalis. Pour Dumont, la relation entre ce qui est représenté et "ce qui arrive" va dans les deux sens. Il évite donc à la fois le matérialisme (l'idée vient des faits) et l'idéalisme (les faits viennent de l'idée). Or, il considère que notre connaissance du contexte, des faits, est insuffisante. Cependant, les textes des différents auteurs représentatifs d'une période sont biens connus. Ainsi, "il est plus aisé de former une idée relativement certaine de la Richesse des nations d'Adam Smith que de l'état de l'Angleterre en 1776" (p. 37). Dumont se place donc délibérément et sans équivoque du côté des idées pour se concentrer uniquement sur la relation de la pensée économique à l'idéologie générale. Extraire l'idéologie de son contexte est non seulement utile, mais "isoler notre idéologie est une condition sine qua non pour la transcender" (p. 36). L'idée est que nous restons enfermés sans nous en rendre compte dans notre idéologie tant que nous ne décidons pas explicitement de la prendre elle-même pour objet d'étude.
Ainsi, Dumont dans Homo aequalis se place délibérément
du côté des idées. Si la place qu'occupent celles-ci dans
Le capitalisme utopique est à l'évidence prépondérante,
les rapports qu'entretiennent l'idéologie économique et les faits
intéressent également Rosanvallon.
Il consacre tout le chapitre 5 de son livre aux rapports entre l'Etat-nation
et le marché. Ces deux notions n'ont de sens que dans le cadre d'une
société de marché. L'Etat-nation se constitue par la production
d'un espace politique homogène et clairement délimité qui
représente son territoire. C'est un support de la souveraineté
politique de l'Etat. Celui-ci "cherche à territorialiser à
sa façon la société elle-même" (p. 115). Il
veut en effet exercer son pouvoir sur des sujets qui constituent une société
uniforme. L'Etat recherche donc l'atomisation, le morcellement et l'indifférenciation
de la société. "Il prépare en ce sens la société
de marché à laquelle son existence est liée" (p. 116).
L'Etat encourage également le commerce dans un but fiscal, afin de pouvoir
se financer en taxant les échanges marchands. La liberté du commerce
devient ainsi la condition de sa propre liberté. Cela constitue le fondement
des politiques mercantilistes qui ne sont pas d'abord des politiques protectionnistes
mais constituent avant tout des politiques fiscales. Comme l'écrit Rosanvallon,
"dans le cas de la France, au moins, il n'est donc pas exagéré
de parler de l'Etat comme d'un instrument de développement du marché"
(p. 120).
De même, Rosanvallon met bien en évidence une interaction entre
les idées et les faits lorsqu'il explique que la non adéquation
entre l'idéologie économique telle qu'elle est développée
en particulier par l'école écossaise du XVIIIème siècle
et la société concrète (le capitalisme sauvage) va conduire
à un éclatement de l'économie politique classique dans
trois directions principales : List comprend l'économie politique comme
une politique économique et ne sépare pas richesse économique
et puissance politique, Sismondi considère l'économie politique
comme un simple moyen d'assurer le bien-être général de
la société, enfin Walras effectue une parcellisation de l'économie
en ne s'intéressant qu'à l'économie pure comme théorie
scientifique de l'échange.
En fin de compte, l'utopie libérale résultant d'une société
pré-capitaliste ne correspond pas à la société telle
qu'elle existe réellement au XIXème siècle. "Il est
évident que le capitalisme ne réalise pas cette utopie libérale"
(p. 222). L'idéal d'abolition de la politique qui était celui
du capitalisme utopique va alors se réinvestir dans d'autres visions
du dépérissement de la politique, notamment le socialisme utopique
du XIXème siècle.
Rappelons tout d'abord brièvement que pour Dumont, l'idéologie
moderne a pour principale caractéristique d'être basée sur
l'individualisme. Les individus qui composent une société moderne
sont indépendants. Ils sont également libres et égaux à
tout autre. La richesse mobilière constitue la forme la plus parfaite
de la richesse et les relations entre les hommes et les choses sont valorisées
par rapport aux relations entre hommes.
Cette vision de l'idéologie moderne n'est possible qu'en comparaison
avec l'idéologie holiste caractéristique des sociétés
traditionnelles, où sont valorisées la hiérarchie, l'autorité,
le commandement et l'ordre. Seule la richesse immobilière est importante.
Les relations entre les hommes sont primordiales alors que l'importance des
relations entre les hommes et les choses est secondaire.
Or, la société de marché telle qu'elle nous est présentée
par Rosanvallon, entre parfaitement dans le cadre ainsi défini par Dumont,
même si leurs visions des choses, caractéristiques d'approches
différentes, diffèrent quant aux rapports entre l'économique
et la politique dans la mise en oeuvre de la modernité (cf. paragraphe
suivant). La lecture d'Homo aequalis et celle du capitalisme utopique
peuvent donc se révéler complémentaires malgré (ou
grâce) à leur différence de point de vue.
Le marché, explique Rosanvallon, consiste d'abord en un rapport à
la volonté politique. Il est porteur d'une ambition d'organisation décentralisée
et anonyme de la société civile. Celle-ci doit en effet être
immédiate à elle-même, autorégulée. La société
de marché constitue alors une sorte de modèle politique alternatif
qui renvoie à l'idéologie moderne dans son ensemble : "aux
figures formelles et hiérarchiques de l'autorité et du commandement,
le marché oppose la possibilité d'un type d'organisation et de
prise de décision largement dissocié de toute forme d'autorité"
(p. IV). Le marché symbolise alors le règne des mécanismes
neutres de l'échange en réaction à l'autorité caractéristique
des sociétés non modernes.
Plus largement, le marché permet de dépersonnaliser les rapports
entre les hommes, de dédramatiser le face-à-face des individus.
Il n'y a aucun lien de subordination ou de commandement entre eux, le pouvoir
étant le fait d'une "main invisible" neutre par nature. Les
relations entre hommes ne sont alors plus importantes comme c'était le
cas dans les sociétés traditionnelles. Ce sont bien les relations
entre les hommes et les choses qui priment par l'intermédiaire de l'échange
marchand.
L'autonomie des individus est maximale dans le cas d'une société
de marché car chacun ne se préoccupe que de son propre intérêt,
ceci permettant le bien-être de la société dans son ensemble.
Ce sont donc les besoins de l'individu qui passent avant ceux de la société,
ce qui est la caractéristique principale de l'individualisme pour Dumont.
Les auteurs qui nous occupent traitent tous deux des rapports entre l'économique
et le politique. Mais il nous semble que l'un (Rosanvallon) en parle en termes
de continuité tandis que l'autre (Dumont) en parle davantage en termes
de dissociation.
Ainsi, Dumont parle à propos de la genèse de la pensée
économique "d'émergence par séparation ou différenciation
du point de vue nouveau" (p. 38). Selon lui, la politique se sépare
d'abord de la religion, puis l'économie se sépare à son
tour de la politique. Il insiste de manière générale sur
la manière dont l'économique devient une catégorie indépendante
de la pensée, un domaine qui peut être étudié sans
références nécessaires à des éléments
qui lui sont extérieurs. Les mercantilistes considéraient les
phénomènes économiques du point de vue de la politique.
Les questions "économiques" étaient confondues avec
celle de la puissance du Souverain. L'économique devait alors acquérir
une cohérence interne (absence de déterminations extérieures
à introduire dans le raisonnement), mais aussi s'émanciper de
la politique et de la moralité. Comme nous l'avons déjà
signalé, c'est à Quesnay que Dumont attribue l'acquisition d'une
cohérence interne. Les séparations avec la politique et avec la
morale sont respectivement le fait de Locke et de Mandeville.
Le point de vue mis en avant par Rosanvallon est différent. Il admet
en un certain sens que l'économie comme science s'est construite en se
confondant avec la politique, puis s'en est différenciée (voir
la fin du chapitre 5). Mais ce qui l'intéresse surtout est de montrer
en quoi l'économie peut être vue comme "la réalisation
de la politique" (c'est le titre du chapitre 2). Il montre en fait dans
quelle mesure le point de vue économique sur la société
n'est que l'aboutissement d'une longue réflexion ressortissant du domaine
de la philosophie politique. Pour lui, Smith est avant tout un philosophe, et
il ne devient économiste que dans le mouvement de réalisation
de sa philosophie. Il écrit d'ailleurs : "l'économie ne sera
pas pour Smith un domaine d'investigation scientifique séparé,
il y verra le résumé et l'essence de la société,
le terrain solide sur lequel l'harmonie sociale pourra être pensée
et pratiquée" (p. 41). Pour Rosanvallon, la "solution"
économique (le marché) peut se lire au même niveau que la
"solution" politique (le contrat social) : elles répondent
toutes deux à la même question, celle de l'institution et de la
régulation du social.
On pourrait dire finalement que si les deux auteurs traitent en gros du même
objet (la modernité), ils en traitent sans doute avec une optique, un
point de vue différent. Entre eux, il y a moins désaccord que
mise en avant d'aspects différents d'un même problème. L'objet
d'étude de Dumont est notre idéologie moderne, individualiste
et égalitaire. Il affirme d'ailleurs qu'Homo aequalis ne constitue
que la première partie de cette étude. Rosanvallon ne nie pas
que notre civilisation soit individualiste, ni que ce fait constitue une exception.
Il affirme ainsi que "toute la philosophie moderne peut être comprise
comme une philosophie du sujet" (p. 187), ou encore que "la distinction
holisme/individualisme rend assez bien compte de la différence fondamentale
entre les sociétés traditionnelles et la société
moderne" (p. 187-188). Mais on serait tenté de dire que chez lui
l'idéologie moderne étudiée par Dumont passe en quelque
sorte au second plan. Pour Rosanvallon la grande question de ce qu'il appelle
la modernité est d'arriver à penser une société
laïque. Le point de rupture fondamental serait alors le moment où
les hommes renoncent au divin pour expliquer, pour penser l'institution et la
régulation de la société. Les premières réponses
en termes de contrat social présentant un certain nombre d'insuffisances
et de limites, le marché serait venu à point nommé pour
fournir une représentation plus satisfaisante de la société.
Selon Rosanvallon, le marché est apparu comme le meilleur moyen de penser
le radical désenchantement de la société.
Les différences entre les deux auteurs ne sont peut-être après
tout que le produit de leurs spécialisations différentes : Dumont
est anthropologue, et il est normal en cela qu'il se soit intéressé
à des différences globales de systèmes de valeurs entre
sociétés traditionnelles et modernes. Rosanvallon a quant à
lui consacré ses principaux travaux à la philosophie politique,
et on peut comprendre dès lors que dans Le capitalisme utopique
il se soit attaché à montrer comment l'économie a pu apparaître
comme réalisation de la philosophie et de la politique.