Le Palais de Laurent

Le capitalisme utopique : histoire de l'idée de marché,

de Pierre Rosanvallon (Paris, Seuil, 1999)

 

Notes de lecture par Laurent FEMENIAS & Aurélien PERRUCHET,

mars 2000 (texte issu d'un travail de maîtrise de Science économique dans le cadre d'un cours d'Histoire de l'analyse économique).

 

I ) Résumé des principales thèses défendues dans l'ouvrage

1. Economie et societé de marché (la genèse et l'épanouissement de l'idéologie économique)

2. Les avatars de l'idéologie économique


II ) Dumont et Rosanvallon : deux approches différentes de la modernité

1. Propos général de Louis Dumont

2. La notion d'idéologie chez les deux auteurs

3. L'idéologie et les faits

4. Le marché comme caractéristique de l'idéologie moderne

5. Le politique et l'économique (deux visions de la modernité)

 

Le capitalisme utopique, histoire de l'idée de marché est la troisième édition d'un ouvrage de Pierre Rosanvallon, paru pour la première fois en 1979 sous le titre Le capitalisme utopique, critique de l'idéologie économique, et déjà réédité en 1989 sous le titre Le libéralisme économique, histoire de l'idée de marché. Le propos principal de l'auteur peut nous semble-t-il être résumé comme suit : le marché n'est pas qu'un mode d'organisation de l'économie. Plus profondément, l'idée d'une société de marché renvoie à une société autorégulée, où aucune norme extérieure n'est imposée aux individus dont les intérêts sont naturellement convergents. Cette vision développée essentiellement par Smith et que Rosanvallon appelle "l'idéologie économique" s'inscrit dans la perspective d'une interrogation sur l'institution et la régulation du social. Le "socialisme utopique" du XIXème siècle n'a fait que transposer les mêmes thèmes dans le champ politique.

Ainsi, Rosanvallon a d'abord pour ambition de bien montrer en quoi l'oeuvre de Smith doit être comprise sociologiquement et politiquement, et d'insister sur la continuité plutôt que sur la rupture entre Marx et Smith. Pour cela, il propose une relecture d'un certain nombre d'auteurs des XVIIème, XVIIIème et XIXème siècles, sans négliger les rapports entre l'histoire des idées et les évolutions concrètes de la société. Son étude est divisée en deux grandes parties : il retrace tout d'abord l'émergence de "l'idéologie économique" au cours des XVIIème et XVIIIème siècles, puis s'attache à sa diffusion et à sa transformation au XIXème siècle. Selon Rosanvallon lui-même, cette exploration sur longue période de la notion de marché doit permettre d'éclairer les débats contemporains sur le libéralisme. Il s'agit semble-t-il de mieux connaître et de mieux comprendre le libéralisme pour finalement mieux le dépasser.

Nous tenterons en premier lieu de résumer les principales propositions de l'auteur. Un commentaire viendra ensuite, qui tournera pour l'essentiel autour d'une comparaison avec Homo aequalis de Louis Dumont. Le rapprochement entre les deux oeuvres semble intéressant dans la mesure où les auteurs abordent tous deux les thèmes de l'idéologie économique et de la modernité, mais chacun à sa manière.

I ) Résumé de l'ouvrage

Le marché, affirme dès la préface Pierre Rosanvallon, est avant tout un modèle de société. Il est "porteur d'une ambition (...) d'organisation décentralisée et anonyme de la société civile, se posant en concurrent implicite du projet démocratique de constituer artificiellement la cité" (p. II). Le libéralisme peut ainsi être analysé comme une réponse aux problèmes non résolus par les théoriciens politiques du contrat social. Les analyses en termes de contrat social posaient deux problèmes : elles ne disaient rien des rapports entre les nations, et s'intéressaient à l'institution de la société mais pas à sa régulation. Au contraire, les analyses en termes de marché et d'échange ont permis d'envisager les rapports entre nations comme un jeu à somme positive, et réglaient à la fois les problèmes de l'institution et de la régulation du social en affirmant que le besoin et l'intérêt régissent à eux seuls les rapports entre les hommes.
Rosanvallon fait d'Adam Smith le principal représentant de ceux qui ont voulu substituer aux autorités dominatrices les mécanismes neutres de l'échange. Dans une perspective plus générale, "le libéralisme accompagne l'entrée des sociétés modernes dans une nouvelle ère de la représentation du lien social, fondée sur l'utilité et l'égalité et non plus sur l'existence d'une totalité préexistante" (p. VIII).

 

Retour au titre

1. Economie et société de marché (la genèse et l'épanouissement de l'idéologie économique)

Le point de départ de Rosanvallon est le refus, de plus en plus accentué au XVIIème siècle, d'un ordre social reposant sur la loi divine. Selon lui, la grande question de la modernité est de penser une société laïque, auto-instituée. On pense alors qu'il faut partir d'une analyse réaliste des passions humaines. Le problème étant ainsi de partir de l'individu pour résoudre la question de l'institution et de la régulation du social, deux grandes voies vont être explorées : la réponse politique (le contrat social) et la réponse économique (le marché).
Différentes versions du pacte social ont été proposées par les philosophes des XVIIème et XVIIIème siècles, qui reposaient en dernière analyse sur des visions divergentes de l'état de nature et des passions humaines. Pour Hobbes, l'état de nature est un état de guerre. L'institution de la société (qui se confond chez cet auteur avec l'établissement de la paix) ne peut être pensé qu'à partir d'une passion qui pousse les hommes à vouloir sortir de l'état de nature : le désir de conservation. On observe avec Pufendorf une évolution en ce sens que l'institution de la société repose sur une dynamique de l'intérêt et non plus de la crainte. Locke quant à lui se distingue par sa critique de la monarchie absolue : selon lui, le prince lui-même ne saurait se placer au-dessus des règles de la société civile. Cet auteur accorde une importance toute particulière à la notion de propriété : fruit du travail de l'individu, elle en constitue le prolongement. Dans ce contexte, c'est la conservation de la propriété qui est le but de l'institution du social. Pour Rousseau enfin, l'état de nature est un état de solitude, d'autonomie et de liberté. Les passions immodérées, l'état de guerre sont pour lui une spécificité de la société civile. Le contrat social n'est qu'une nécessité engendrée par les premiers rapports entre les hommes, un moyen de garantir la liberté menacée par le passage de l'état de nature à la société civile.
Mais peu à peu, la question de l'institution du social s'efface devant celle de sa régulation. C'est alors le pouvoir et la loi qui sont analysés comme régulation du social. Ainsi Helvétius pense qu'il faut s'appuyer sur les passions et notamment sur la plus fondamentale : le "sentiment de l'amour de soi" ou intérêt. Dans son analyse, la loi doit instaurer un système de peines et de récompenses pour assurer la convergence des intérêts. Bentham reprendra et développera cette conception de l'identification artificielle des intérêts et élaborera une économie de la justice et de la législation.
Selon Rosanvallon, toutes ces théories ne répondent pas vraiment à leur objet et seule la représentation économique de la société représentera l'achèvement de la philosophie politique et de la philosophie morale des XVIIème et XVIIIème siècles. Comme il l'écrit lui-même, "le marché est le mode de représentation de la société qui permettra d'en penser le radical désenchantement" (p. 33).

Adam Smith occupe une place centrale dans l'émergence de l'idéologie économique. Rosanvallon insiste sur l'idée que Smith ne devient économiste que dans le mouvement de réalisation de sa pensée philosophique. L'économie dont parle Smith apparaît moins comme un domaine d'investigation séparé que comme "le terrain solide sur lequel l'harmonie sociale pourra être pensée et pratiquée" (p. 41).
Le concept de marché résout deux questions : la guerre et la paix entre les nations, et le fondement de l'obligation dans le pacte social. En effet d'une part il permet de repenser les rapports internationaux sur une base nouvelle, en ce sens que l'on substitue un jeu à somme positive (le commerce) à un jeu à somme nulle (la puissance). D'autre part, les individus n'ont plus à se soumettre. La "main invisible" permet de penser une société sans centre. "La loi de la valeur règle les rapports d'échange entre les marchandises, et les rapports entre les personnes qui sont compris comme des rapports entre des marchandises, sans aucune intervention extérieure" (p. 46-47).
Les physiocrates iront, quant à eux, jusqu'à supprimer la politique. Pour eux, c'est l'ordre immuable de la nature qui doit régner et le seul objectif d'un gouvernement doit être de s'y conformer autant que possible. Ce que Rosanvallon appelle le "paradoxe physiocratique" est en fait "le retour du refoulé politique sous la forme d'un despotisme global" (p. 54). En effet, les physiocrates ne peuvent vaincre la résistance de la réalité à leurs théories qu'en imaginant un despote qui aurait pour fonction de maintenir la disparition du politique.
Ce qu'il est important de retenir aux yeux de Rosanvallon, c'est que "c'est bien en comprenant la société civile comme marché que Smith a révolutionné le monde" (p. 62).

Au XVIIIème siècle, le mot "commerce" acquiert une signification très large. Il désigne alors toutes les relations entre hommes. Ce qui transparaît à travers cette évolution du langage, c'est que le lien économique, qui relie les hommes comme producteurs de marchandises pour le marché, est regardé comme le véritable ciment de la société. Ainsi, si Smith parle de "nation" là où Locke et Rousseau parlent de société civile, c'est pour marquer l'évolution d'un sens juridico-politique à un sens économique. La nation chez Smith est définie comme le système des besoins. C'est l'échange, impliquant la division du travail, qui construit la société jusqu'à sa finalité ultime : "l'autonomie réalisée dans la dépendance généralisée" (p. 76).
L'importance nouvelle prise par la richesse incite à penser autrement l'organisation sociale : c'est à partir des différents types de revenus que Smith distingue des classes sociales. Rien n'empêche en théorie un individu de passer d'une classe à l'autre, à l'opposé de la société d'ordre traditionnelle. Enfin, pour Smith, l'Etat libéral a pour mission de construire le marché, l'égalité devant la justice étant un préalable nécessaire à la réalisation d'une société de marché. Mais il pense qu'une fois la construction du marché accomplie, l'Etat pourra alors dépérir.

Smith distingue nettement les notions de territoire (politique) et d'espace (économique). Pour lui, c'est l'étendue du marché et non plus la dimension du territoire qui est la clé de la richesse. On peut dire que c'est cette distinction entre l'espace de marché et le territoire géographique qui marque la véritable rupture entre le libéralisme et le mercantilisme. En fait, le libéralisme revendique un espace diffus et continu ; il se caractérise par le rêve d'une division du travail abolissant les frontières.
Mais cette déterritorialisation de l'économie doit aller de pair avec une territorialisation des droits de propriété. Si l'on souhaite unifier l'espace économique, ce n'est que pour mieux morceler le territoire en une mosaïque de propriétés individualisées.

Rosanvallon montre ensuite que l'Etat-nation et le marché sont au fond indissociables dans la mesure où ils ne sont tous deux pensables que dans le cadre d'une société atomisée, dans laquelle l'individu est compris comme autonome. On peut ainsi penser dans les mêmes termes les conditions historiques qui les ont rendus possibles. Il montre en particulier dans le cas de la France comment l'Etat a dû, pour exercer son pouvoir sur des sujets, détruire toutes les formes de socialisation intermédiaires. Il s'agissait de libérer l'individu de ses formes antérieures de dépendance et de solidarité, ceci revenant à préparer la société de marché. De plus, on peut expliquer l'action de l'Etat en faveur du développement des échanges marchands par des raisons fiscales : les impôts sur les échanges étaient les plus maniables et les plus productifs, alors qu'à l'inverse les échanges non marchands, intracommunautaires, ne pouvaient guère donner lieu à un prélèvement fiscal moderne.
Tandis que l'économie comme pratique s'affirme comme activité sociale autonome, l'économie comme science se construit en se confondant avec la politique. Ainsi, les premiers auteurs ont pensé l'économie du point de vue du pouvoir. L'arithmétique politique était avant tout un savoir pour l'Etat. L'économie politique anglaise marque l'évolution de l'économie vers une science de la richesse. Elle devient la science du fonctionnement de la société civile moderne dans le cadre d'un Etat de droit.

 

Retour au titre

2. Les avatars de l'idéologie économique

A la fin du XVIIIème siècle, c'est dans le domaine politique que les idées de Smith sont le plus reprises. Les tenants du radicalisme anglais, notamment Godwin et Paine, ne font finalement qu'expliciter et développer la philosophie politique sous-jacente à l'oeuvre de Smith.
Ainsi, pour Paine, le gouvernement, c'est-à-dire la politique, n'est qu'une réalité secondaire, résiduelle. C'est d'abord la loi de l'intérêt réciproque qui doit gouverner la société. Paine hésite néanmoins au sujet de la mise en place d'un gouvernement représentatif. Godwin, quant à lui, n'a pas les mêmes scrupules et opte clairement pour une société sans gouvernement. Se diffuse ainsi une idéologie de la simplicité politique : la tâche du gouvernement ne peut être que simple puisqu'il s'agit de se conformer aux lois.
Pour Godwin, la démocratie se définit comme un état social et non comme un régime politique. Elle se confond avec l'égalité des conditions, le principe de représentation étant rejeté comme contradictoire avec l'affirmation de la souveraineté absolue du jugement privé.
Selon Rosanvallon, on peut en définitive distinguer deux sortes de libéralisme politique : le libéralisme positif (affirmation des droits de l'homme) et le libéralisme utopique (affirmation de la société de marché). Alors que le premier n'a pas de rapports nécessaires avec le libéralisme économique, le second n'est qu'une simple extension à la politique des principes d'Adam Smith. On pourrait le qualifier "d'anarchisme démocratique". C'est à partir de lui qu'il faut comprendre le possible retournement de la démocratie en totalitarisme. Car si les auteurs tempèrent le plus souvent leurs raisonnement, les fondements intellectuels du libéralisme utopique permettent d'envisager des voies plus brutales pour forcer la réalité à correspondre à l'utopie...

Hegel est fasciné par l'économie politique anglaise. Il comprend bien toute la portée philosophique de cette "science du monde nouveau". Le travail est d'ailleurs le concept à partir duquel il conçoit le développement de la société. La main invisible se trouve assimilée chez lui à une "ruse de la raison" dans la mesure où chacun travaille pour tous en croyant ne travailler que pour lui. La société civile dont parle Hegel est identique à la nation dont parle Smith : c'est le système socio-économique des besoins. Mais alors que Smith minimisait les aspects négatifs et aliénants de la société de marché, Hegel veut les intégrer dans son raisonnement. Il critique le marché en tant qu'il engendre des inégalités et des déséquilibres.
La pensée hégélienne se constitue ainsi en alternative au libéralisme économique. Pour cet auteur, le développement de la société civile ne clôt pas l'histoire mais appelle au contraire la constitution d'un nouvel ordre politique. Il n'attend effectivement pas de l'économie qu'elle réalise la politique. En fait, Hegel veut penser politiquement la réalisation de l'universel. Il fait de l'Etat "l'expression d'une volonté universelle" et de la corporation le moyen d'une "expérience immédiate et limitée de l'universel que l'Etat est amené à réaliser totalement" (p. 176).

La critique de Hegel par Marx doit selon Rosanvallon se comprendre comme un retour au libéralisme. Marx réhabilite au fond la société civile contre l'Etat. "Toute la philosophie moderne peut être comprise comme une philosophie du sujet" (p. 187) et la philosophie de Marx elle-même n'est qu'une tentative d'approfondissement de l'individualisme moderne. Si Marx critique le capitalisme, c'est bien parce que celui-ci fait progresser la société globalement mais régresser les hommes individuellement. La lutte des classes est, du reste, impensable en-dehors d'une représentation de la société comme marché. Elle implique en effet la possibilité d'un renversement des places dans la société et n'aurait aucune signification dans une société d'ordre.
Marx critique en outre la notion d'intérêt. Il refuse d'en faire le fondement de l'activité individuelle et sociale, et affirme qu'il faut chercher à développer l'ensemble des potentialités et des virtualités dont chaque individu est riche. Ainsi, Marx s'affirme comme le "théoricien d'un individualisme intégral". L'homme ne peut s'individualiser que dans la société, sachant que l'on parle ici de la vraie société civile, celle qui voit se développer un pur commerce entre les individus, sans la médiation de la marchandise. C'est en définitive la médiation de l'intérêt qui doit être supprimée, et on peut dire en cela que le communisme implique l'extinction de l'économique. C'est au-delà de la production, au-delà de la rareté, que commence l'épanouissement de la richesse humaine. Marx critique toutes les formes de séparation, aussi bien politique (homme/citoyen) qu'économique (homme/producteur). C'est paradoxalement de la pleine réussite économique du capitalisme que dépend la possibilité de son abandon, en ce sens que c'est la capacité à produire des biens du système capitaliste qui permettra un jour dans l'esprit de Marx de réaliser la société d'abondance.
Rosanvallon note pour finir que "la suppression de la médiation politique et économique est rachetée par l'identification de tous les individus en un seul et même corps" (p. 207). Ainsi le communisme achève l'utopie libérale au prix de la constitution contradictoire d'un organisme social total.

Du point de vue des faits, le XIXème siècle a vu le capitalisme triompher mais le libéralisme a par contre été singulièrement absent. Rosanvallon met en évidence le fait que le capitalisme tel qu'il s'est manifesté n'était en rien la réalisation d'un plan de société (correspondant à l'idéologie libérale), mais plutôt la résultante de pratiques économiques et sociales concrètes. En un mot, ce n'est pas le capitalisme libéral, c'est le capitalisme sauvage qu'on a vu triompher.
Du reste, il faut sans doute admettre que "l'échec historique du libéralisme n'est que l'envers de son illusion théorique" (p. 214). Quoi qu'il en soit, cet échec entraîne une profonde remise en question concernant le statut de l'économie politique. Les auteurs s'engagent dans différentes directions, mais leurs prétentions ne sont plus les mêmes qu'au XVIIIème siècle : l'économie politique renonce à se présenter comme la science globale et unifiée du monde moderne.
Rosanvallon en arrive alors à la conclusion suivante : "l'idéologie économique qu'exprime l'économie politique classique du XVIIIème siècle ne se donne plus au XIXème siècle dans la science économique elle-même (...) ; elle se transfère globalement dans le champ politique" (p. 221). En effet, il montre comment les grands thèmes de l'idéologie économique du XVIIIème siècle sont incorporés et transposés dans les idées socialistes du XIXème siècle. Si l'on n'a pas compris cette complicité entre libéralisme utopique et socialisme utopique, c'est parce que l'on a opposé socialisme et capitalisme et associé (à tort) capitalisme et libéralisme. De plus, on a fait l'erreur de comparer les théoriciens socialistes du XIXème siècle aux libéraux de la même époque, alors que ceux-ci n'avaient plus l'ambition de proposer un modèle global de société.


Dans une annexe, Rosanvallon propose quelques pistes pour "dépasser l'horizon du libéralisme utopique" (p. 229). Même introuvable, celui-ci demeure en effet souvent "dans nos têtes". Selon Rosanvallon, le plan comme le marché se fondent implicitement sur la représentation commune d'un espace fluide et homogène. Or, cette représentation est fausse ; le capitalisme sait d'ailleurs fort bien exploiter à son profit les désordres et les ruptures qui caractérisent l'espace économique réel. Si l'on en croit l'auteur, le concept d'autonomie serait un instrument décisif de critique de l'idéologie économique et permettrait d'ouvrir enfin la voie à une économie post-capitaliste.
Il propose en fait de s'orienter dans quatre directions : tout d'abord, il faudrait accepter de renoncer à l'universel et de particulariser l'espace des activités économiques et sociales. Cela reviendrait à limiter la place du marché dans nos vies. Dans un deuxième point, Rosanvallon précise bien qu'il ne s'agit pas de passer à un nouveau mode de production mais au contraire de multiplier les modes de production et les types d'activité sociale. Troisièmement, il conviendrait d'en finir avec le concept de société globale (un retour à une société holiste est impensable). Il faudrait mieux penser en termes de "multi-socialisations instables" (p. 237). Enfin, Rosanvallon propose de s'engager dans la voie d'un droit pluraliste.

 

Retour au titre

II ) Dumont et Rosanvallon : deux approches différentes de la modernité

Nous allons tenter d'étudier le livre de Pierre Rosanvallon à la lumière de ce qu'écrit Louis Dumont dans les deux premiers chapitres de Homo aequalis, genèse et épanouissement de l'idéologie économique (Gallimard, Paris 1977). Nous pourrons ainsi comparer leurs visions de la modernité qui, si elles diffèrent en raison de l'approche propre à chaque auteur, peuvent néanmoins se compléter de façon intéressante.
Après avoir rappelé le propos général de Dumont, nous préciserons sa définition de l'idéologie en la rapportant à celle de Rosanvallon. Nous verrons ensuite comment les deux auteurs abordent le problème des rapports entre l'idéologie et les faits avant d'analyser le marché comme caractéristique de l'idéologie moderne. Nous pourrons enfin montrer comment les analyses par les deux auteurs des rapports entre le politique et l'économique traduisent deux visions de la modernité.

 

Retour au titre

1. Propos général de Louis Dumont

Louis Dumont se propose, comme l'indique le titre du premier chapitre de son livre, d'effectuer "une étude comparative de l'idéologie moderne et de la place en elle de la pensée économique". Notre civilisation moderne est ainsi comparée aux sociétés dites "traditionnelles", le but étant de rendre possible la transition intellectuelle d'une idéologie à une autre.
Les sociétés traditionnelles sont de type holiste. Les besoins de l'homme sont ignorés ou subordonnés à ceux de la société dans son ensemble. L'ordre est valorisé et la hiérarchie est la valeur suprême. Ces sociétés sont composées d'individus de type homo hierarchicus.
A l'opposé, les sociétés modernes sont de type individualiste. L'être humain est valorisé car "chaque homme est une incarnation de l'humanité toute entière" (p. 12). L'égalitarisme caractérise ces sociétés qui sont composées d'individus homo aequalis. L'individu est égal à tout autre mais il est aussi libre. C'est un être moral, indépendant et autonome.

Notre civilisation moderne et son type individualiste de société est une exception. En effet, notre civilisation dans le passé ainsi que la plupart des autres sociétés sont holistes. Or, il s'est produit une révolution dans les valeurs avec l'apparition dans l'idéologie d'une primauté des relations entre les hommes et les choses, alors que les relations entre hommes prévalaient auparavant. La question de la richesse est en lien étroit avec cela : la richesse immobilière qui accompagnait le pouvoir sur les hommes primait sur la richesse mobilière qui représentait une simple relation aux choses. Mais le lien entre la richesse immobilière et le pouvoir sur les hommes s'est rompu. La richesse mobilière est donc devenue la forme supérieure, parfaite de la richesse.
Notre civilisation a alors vu émerger le politique basé sur l'individu citoyen et l'économique basé sur l'individu homo oeconomicus. En fait, l'économique est une nouvelle façon de voir les phénomènes humains en mettant l'accent sur les relations entre les hommes et les choses par l'intermédiaire des besoins.

Or, la catégorie économique en tant que telle ne peut réellement émerger que si elle représente un domaine spécifique et autonome.
Elle doit correspondre à un domaine spécifique, à la fois séparé du politique et de la morale. L'émancipation par rapport au politique commence avec les Deux traités sur le gouvernement de John Locke. L'émancipation par rapport à la morale se produit à partir de la Fable des abeilles de Bernard Mandeville.
La deuxième condition, à savoir la cohérence interne du domaine, est indispensable pour que l'ordre n'ait pas à être imposé du dehors. De plus, le fonctionnement du système économique doit produire des effets bénéfiques s'il est laissé à lui-même. Il faut alors postuler ce que Elie Halévy appelle "l'harmonie naturelle des intérêts" : l'intérêt individuel coïncide avec l'intérêt général. Le pas décisif en ce qui concerne cette cohérence interne a été fait par François Quesnay et les physiocrates.
On considère généralement que ces deux conditions ont été réunies pour la première fois lors de la publication en 1776 par Adam Smith de son livre intitulé Une enquête sur la nature et les causes de la richesse des nations. Même si ce livre n'apporte rien - ou très peu - de strictement original, il a une importance fondamentale car il correspond véritablement à l'acte de naissance de l'économique comme étant un nouveau mode de considération des phénomènes humains qui trouve sa place au coeur de l'idéologie moderne.
Il est donc nécessaire de garder en tête que l'économie n'a rien de naturel et n'est qu'une construction. Pour connaître l'essence de l'économique, il faut s'intéresser à sa place dans la configuration idéologique générale.

 

Retour au titre

2. La notion d'idéologie chez les deux auteurs

Louis Dumont précise explicitement dans son livre ce que signifie pour lui le mot idéologie. Sa définition la plus générale appelle idéologie "l'ensemble des idées et valeurs - ou représentations - communes dans une société, ou courantes dans un milieu social donné" (p. 26). Sa conception est très différente, selon lui, de l'acception d'origine plus ou moins marxiste que l'on a généralement de l'idéologie, mis à part dans le fait que les deux correspondent à un ensemble social de représentations.
Pour Dumont, c'est par l'intermédiaire de l'idéologie de notre société que nous devenons conscients de quelque chose. Notre conscience ne peut exister qu'à cette condition. Pour expliquer cela, il prend l'image d'une grille qui représenterait l'idéologie et qui nous permettrait, en regardant à travers elle, de prendre connaissance du donné tout en en laissant une partie de côté. La grille, ou idéologie, qui correspond à un moment donné comprend donc tout le patrimoine intellectuel de cette période, à condition que n'y soient incluses que des représentations sociales, c'est à dire communes à la société. L'idéologie n'est pas un résidu, ce qui resterait après que l'on ait retiré tout ce qui est considéré comme vrai, rationnel ou scientifique. Elle suppose donc l'unité de la représentation ce qui, d'après Dumont, "n'exclut pas d'ailleurs la contradiction ou le conflit" (p. 31).
Il est essentiel de ne pas oublier que les idées fondamentales de l'idéologie sont souvent implicites car évidentes et omniprésentes. Elles sont donc susceptibles de nous échapper si nous n'y prenons pas garde. Or, c'est justement grâce à ces conceptions inexprimées que les morceaux apparemment disjoints de l'idéologie tiennent ensemble.

Nous avons déjà expliqué comment pour Dumont l'objet de l'économie est le résultat d'une construction. Ce qui est essentiel à ses yeux, c'est que cette construction est intimement liée à la naissance de l'idéologie moderne. Etudier l'idéologie économique, c'est étudier la relation de l'économique comme catégorie avec l'idéologie, sa place dans celle-ci. Définir l'économique (et le politique) suppose de mettre à jour l'idéologie globale dont ils font partie. L'économique se construit à partir d'un certain nombre de présuppositions de base. On ne peut expliciter ces suppositions qu'en les remettant à leur place, c'est-à-dire au coeur de l'idéologie moderne. Explorer les complexes et profondes interactions entre la catégorie économique et l'idéologie moderne, c'est avoir une chance de mieux comprendre à la fois l'une et l'autre. L'économie repose sur un jugement de valeur, une hiérarchie implicite. Plus concrètement, on peut dire schématiquement que l'économie considère principalement les relations entre les hommes et les choses par l'intermédiaire des besoins, la primauté des relations entre hommes et choses étant on le sait caractéristique de l'idéologie moderne si l'on en croit Dumont.

Il est plus difficile de cerner précisément ce qui relève de l'idéologie dans le livre de Rosanvallon que dans celui de Dumont. Le capitalisme utopique, contrairement à Homo aequalis, ne contient pas de définition explicite de l'idéologie en général, car le mot idéologie peut prendre des sens très différents selon le contexte.
Cependant, le concept de base autour duquel s'organise le livre est celui de l'idéologie économique qui correspond à l'utopie libérale, au libéralisme économique, ou encore à ce que Rosanvallon appelle le capitalisme utopique. Les idées constitutives de cette idéologie sont clairement résumées dans le passage suivant (p. 221-222) :
"- Réduction du commerce au marché comme seule forme "naturelle" de rapport économique. Occultation de l'économie du don et de l'économie administrée.
- L'échange, nécessairement égalitaire, est considéré comme l'archétype de tous les autres rapports sociaux.
- L'économie réalise la philosophie et la politique. L'harmonie naturelle des intérêts suffit à régler la marche du monde ; la médiation politique entre les hommes est considérée comme inutile, voire nuisible. La société civile, conçue comme un marché fluide, s'étend à tous les hommes et permet de dépasser les divisions de pays et de races."
Cette définition correspond à l'idée de marché qui, loin de n'être qu'un mécanisme purement technique, propose plus profondément un modèle de société et un rapport à la volonté politique : le libéralisme correspond à l'aspiration à une société civile immédiate à elle-même, autorégulée, sans politique.
Cela, explique Rosanvallon, est totalement différent du capitalisme sauvage qui se développe à partir de la Révolution Industrielle et au XIXème siècle. Par là même, l'utopie libérale ne pourrait se confondre avec l'idéologie bourgeoise. En effet, "si la bourgeoisie peut avoir une idéologie, elle ne peut plus être mue par l'utopie dès lors qu'elle est en situation de gestion de la société" (p. 227). C'est là que se trouve, d'après Rosanvallon, la principale erreur de Marx qui, prisonnier de sa définition de l'idéologie en tant qu'un produit historique de circonstances déterminées, considérait l'utopie libérale comme la représentation du monde correspondant au capitalisme. Il voyait le libéralisme comme une idéologie, c'est à dire selon le sens qu'il donne à ce terme un discours justificateur de la bourgeoisie, alors que l'utopie libérale est née dans une société pré-capitaliste. L'idéologie bourgeoise, qui est ce dont parle Marx, doit être distinguée de l'idéologie économique développée par Smith.

Au fond, tout ce que nous avons dit de l'idéologie chez Dumont nous montre qu'il s'agit pour lui d'un concept à la fois bien défini et très englobant. L'idéologie est tout ce qui constitue la "grille de lecture" commune aux individus d'une société. Rosanvallon quant à lui ne définit jamais de manière univoque ce qu'il entend par idéologie. Si l'on tient à chercher un dénominateur commun aux différents usages qu'il fait de ce terme, on peut dire qu'il s'agit sans doute d'un ensemble d'idées, caractéristique d'un groupe social, d'un ensemble d'auteurs... Une conséquence directe en est que pour Rosanvallon différentes idéologies peuvent cohabiter ou s'affronter, alors que pour Dumont à l'ensemble de la société moderne correspond une idéologie.

 

Retour au titre

3. L'idéologie et les faits

Il est important de nous intéresser aux relations entre l'idéologie et les faits dans Homo aequalis. Pour Dumont, la relation entre ce qui est représenté et "ce qui arrive" va dans les deux sens. Il évite donc à la fois le matérialisme (l'idée vient des faits) et l'idéalisme (les faits viennent de l'idée). Or, il considère que notre connaissance du contexte, des faits, est insuffisante. Cependant, les textes des différents auteurs représentatifs d'une période sont biens connus. Ainsi, "il est plus aisé de former une idée relativement certaine de la Richesse des nations d'Adam Smith que de l'état de l'Angleterre en 1776" (p. 37). Dumont se place donc délibérément et sans équivoque du côté des idées pour se concentrer uniquement sur la relation de la pensée économique à l'idéologie générale. Extraire l'idéologie de son contexte est non seulement utile, mais "isoler notre idéologie est une condition sine qua non pour la transcender" (p. 36). L'idée est que nous restons enfermés sans nous en rendre compte dans notre idéologie tant que nous ne décidons pas explicitement de la prendre elle-même pour objet d'étude.

Ainsi, Dumont dans Homo aequalis se place délibérément du côté des idées. Si la place qu'occupent celles-ci dans Le capitalisme utopique est à l'évidence prépondérante, les rapports qu'entretiennent l'idéologie économique et les faits intéressent également Rosanvallon.
Il consacre tout le chapitre 5 de son livre aux rapports entre l'Etat-nation et le marché. Ces deux notions n'ont de sens que dans le cadre d'une société de marché. L'Etat-nation se constitue par la production d'un espace politique homogène et clairement délimité qui représente son territoire. C'est un support de la souveraineté politique de l'Etat. Celui-ci "cherche à territorialiser à sa façon la société elle-même" (p. 115). Il veut en effet exercer son pouvoir sur des sujets qui constituent une société uniforme. L'Etat recherche donc l'atomisation, le morcellement et l'indifférenciation de la société. "Il prépare en ce sens la société de marché à laquelle son existence est liée" (p. 116).
L'Etat encourage également le commerce dans un but fiscal, afin de pouvoir se financer en taxant les échanges marchands. La liberté du commerce devient ainsi la condition de sa propre liberté. Cela constitue le fondement des politiques mercantilistes qui ne sont pas d'abord des politiques protectionnistes mais constituent avant tout des politiques fiscales. Comme l'écrit Rosanvallon, "dans le cas de la France, au moins, il n'est donc pas exagéré de parler de l'Etat comme d'un instrument de développement du marché" (p. 120).
De même, Rosanvallon met bien en évidence une interaction entre les idées et les faits lorsqu'il explique que la non adéquation entre l'idéologie économique telle qu'elle est développée en particulier par l'école écossaise du XVIIIème siècle et la société concrète (le capitalisme sauvage) va conduire à un éclatement de l'économie politique classique dans trois directions principales : List comprend l'économie politique comme une politique économique et ne sépare pas richesse économique et puissance politique, Sismondi considère l'économie politique comme un simple moyen d'assurer le bien-être général de la société, enfin Walras effectue une parcellisation de l'économie en ne s'intéressant qu'à l'économie pure comme théorie scientifique de l'échange.
En fin de compte, l'utopie libérale résultant d'une société pré-capitaliste ne correspond pas à la société telle qu'elle existe réellement au XIXème siècle. "Il est évident que le capitalisme ne réalise pas cette utopie libérale" (p. 222). L'idéal d'abolition de la politique qui était celui du capitalisme utopique va alors se réinvestir dans d'autres visions du dépérissement de la politique, notamment le socialisme utopique du XIXème siècle.

 

Retour au titre

4. Le marché comme caractéristique de l'idéologie moderne

Rappelons tout d'abord brièvement que pour Dumont, l'idéologie moderne a pour principale caractéristique d'être basée sur l'individualisme. Les individus qui composent une société moderne sont indépendants. Ils sont également libres et égaux à tout autre. La richesse mobilière constitue la forme la plus parfaite de la richesse et les relations entre les hommes et les choses sont valorisées par rapport aux relations entre hommes.
Cette vision de l'idéologie moderne n'est possible qu'en comparaison avec l'idéologie holiste caractéristique des sociétés traditionnelles, où sont valorisées la hiérarchie, l'autorité, le commandement et l'ordre. Seule la richesse immobilière est importante. Les relations entre les hommes sont primordiales alors que l'importance des relations entre les hommes et les choses est secondaire.
Or, la société de marché telle qu'elle nous est présentée par Rosanvallon, entre parfaitement dans le cadre ainsi défini par Dumont, même si leurs visions des choses, caractéristiques d'approches différentes, diffèrent quant aux rapports entre l'économique et la politique dans la mise en oeuvre de la modernité (cf. paragraphe suivant). La lecture d'Homo aequalis et celle du capitalisme utopique peuvent donc se révéler complémentaires malgré (ou grâce) à leur différence de point de vue.
Le marché, explique Rosanvallon, consiste d'abord en un rapport à la volonté politique. Il est porteur d'une ambition d'organisation décentralisée et anonyme de la société civile. Celle-ci doit en effet être immédiate à elle-même, autorégulée. La société de marché constitue alors une sorte de modèle politique alternatif qui renvoie à l'idéologie moderne dans son ensemble : "aux figures formelles et hiérarchiques de l'autorité et du commandement, le marché oppose la possibilité d'un type d'organisation et de prise de décision largement dissocié de toute forme d'autorité" (p. IV). Le marché symbolise alors le règne des mécanismes neutres de l'échange en réaction à l'autorité caractéristique des sociétés non modernes.
Plus largement, le marché permet de dépersonnaliser les rapports entre les hommes, de dédramatiser le face-à-face des individus. Il n'y a aucun lien de subordination ou de commandement entre eux, le pouvoir étant le fait d'une "main invisible" neutre par nature. Les relations entre hommes ne sont alors plus importantes comme c'était le cas dans les sociétés traditionnelles. Ce sont bien les relations entre les hommes et les choses qui priment par l'intermédiaire de l'échange marchand.
L'autonomie des individus est maximale dans le cas d'une société de marché car chacun ne se préoccupe que de son propre intérêt, ceci permettant le bien-être de la société dans son ensemble. Ce sont donc les besoins de l'individu qui passent avant ceux de la société, ce qui est la caractéristique principale de l'individualisme pour Dumont.

 

Retour au titre

5. Le politique et l'économique (deux visions de la modernité)

Les auteurs qui nous occupent traitent tous deux des rapports entre l'économique et le politique. Mais il nous semble que l'un (Rosanvallon) en parle en termes de continuité tandis que l'autre (Dumont) en parle davantage en termes de dissociation.
Ainsi, Dumont parle à propos de la genèse de la pensée économique "d'émergence par séparation ou différenciation du point de vue nouveau" (p. 38). Selon lui, la politique se sépare d'abord de la religion, puis l'économie se sépare à son tour de la politique. Il insiste de manière générale sur la manière dont l'économique devient une catégorie indépendante de la pensée, un domaine qui peut être étudié sans références nécessaires à des éléments qui lui sont extérieurs. Les mercantilistes considéraient les phénomènes économiques du point de vue de la politique. Les questions "économiques" étaient confondues avec celle de la puissance du Souverain. L'économique devait alors acquérir une cohérence interne (absence de déterminations extérieures à introduire dans le raisonnement), mais aussi s'émanciper de la politique et de la moralité. Comme nous l'avons déjà signalé, c'est à Quesnay que Dumont attribue l'acquisition d'une cohérence interne. Les séparations avec la politique et avec la morale sont respectivement le fait de Locke et de Mandeville.
Le point de vue mis en avant par Rosanvallon est différent. Il admet en un certain sens que l'économie comme science s'est construite en se confondant avec la politique, puis s'en est différenciée (voir la fin du chapitre 5). Mais ce qui l'intéresse surtout est de montrer en quoi l'économie peut être vue comme "la réalisation de la politique" (c'est le titre du chapitre 2). Il montre en fait dans quelle mesure le point de vue économique sur la société n'est que l'aboutissement d'une longue réflexion ressortissant du domaine de la philosophie politique. Pour lui, Smith est avant tout un philosophe, et il ne devient économiste que dans le mouvement de réalisation de sa philosophie. Il écrit d'ailleurs : "l'économie ne sera pas pour Smith un domaine d'investigation scientifique séparé, il y verra le résumé et l'essence de la société, le terrain solide sur lequel l'harmonie sociale pourra être pensée et pratiquée" (p. 41). Pour Rosanvallon, la "solution" économique (le marché) peut se lire au même niveau que la "solution" politique (le contrat social) : elles répondent toutes deux à la même question, celle de l'institution et de la régulation du social.

On pourrait dire finalement que si les deux auteurs traitent en gros du même objet (la modernité), ils en traitent sans doute avec une optique, un point de vue différent. Entre eux, il y a moins désaccord que mise en avant d'aspects différents d'un même problème. L'objet d'étude de Dumont est notre idéologie moderne, individualiste et égalitaire. Il affirme d'ailleurs qu'Homo aequalis ne constitue que la première partie de cette étude. Rosanvallon ne nie pas que notre civilisation soit individualiste, ni que ce fait constitue une exception. Il affirme ainsi que "toute la philosophie moderne peut être comprise comme une philosophie du sujet" (p. 187), ou encore que "la distinction holisme/individualisme rend assez bien compte de la différence fondamentale entre les sociétés traditionnelles et la société moderne" (p. 187-188). Mais on serait tenté de dire que chez lui l'idéologie moderne étudiée par Dumont passe en quelque sorte au second plan. Pour Rosanvallon la grande question de ce qu'il appelle la modernité est d'arriver à penser une société laïque. Le point de rupture fondamental serait alors le moment où les hommes renoncent au divin pour expliquer, pour penser l'institution et la régulation de la société. Les premières réponses en termes de contrat social présentant un certain nombre d'insuffisances et de limites, le marché serait venu à point nommé pour fournir une représentation plus satisfaisante de la société. Selon Rosanvallon, le marché est apparu comme le meilleur moyen de penser le radical désenchantement de la société.
Les différences entre les deux auteurs ne sont peut-être après tout que le produit de leurs spécialisations différentes : Dumont est anthropologue, et il est normal en cela qu'il se soit intéressé à des différences globales de systèmes de valeurs entre sociétés traditionnelles et modernes. Rosanvallon a quant à lui consacré ses principaux travaux à la philosophie politique, et on peut comprendre dès lors que dans Le capitalisme utopique il se soit attaché à montrer comment l'économie a pu apparaître comme réalisation de la philosophie et de la politique.

 

Retour au titre

Retour à Economie