Le Palais de Laurent

Pourquoi une approche holiste de la monnaie ? (2)

Laurent FEMENIAS
LEG (ex LATEC) / Université de Bourgogne
Séminaire du CEMF - 26 avril 2002

 

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Après avoir vu dans la première partie de ce travail en quoi l'approche individualiste néoclassique pouvait se révéler limitée dans l'étude de la monnaie, nous insisterons dans cette deuxième partie sur la dimension holiste qui se manifeste nécessairement dans le fait monétaire. Nous présenterons ensuite deux approches holistes de la monnaie alternatives : la première, issue de La monnaie souveraine, insiste davantage sur les aspects socio-politiques de la monnaie tels la souveraineté qui caractériserait toute monnaie, tandis que la seconde se situe dans le cadre keynésien d'une "économie monétaire de production".

 

I. La dimension holiste irréductible de la monnaie

La logique individualiste qui tend à considérer la monnaie comme un objet marchand connaît, nous l'avons vu dans la première partie de ce travail, de sérieuses limites. Ce n'est pas qu'elle soit inintéressante mais elle est incomplète. On ne peut en effet tenir sur la monnaie un discours qui s'en tient à décrire ses fonctions. La monnaie dispose incontestablement d'un aspect collectif, holiste mal pris en compte par l'approche orthodoxe. Cet aspect se manifeste notamment par l'importance de la confiance dans l'acceptation collective de la monnaie. C'est ce que nous montrerons brièvement ici avant de voir, plus généralement, comment dans le rapport à la monnaie se joue une relation au groupe tout entier des échangistes. La monnaie peut alors être considérée comme un lien social essentiel, c'est à dire un "objet" liant entre eux des individus hétérogènes afin d'en faire une société. 

 

§1. La monnaie et la confiance

La monnaie nécessite pour être acceptée que les individus aient confiance en elle. Or la confiance ne peut être décrétée par les autorités. Un pouvoir libératoire légal n'est pas forcément un pouvoir libératoire de fait, notamment si la confiance laisse place à la méfiance, voire à la défiance. L'histoire nous donne ainsi de nombreux cas de monnaies rejetées par la population alors même que l'Etat prétendait pourtant les imposer. Par exemple, la menace de la guillotine n'a pas pu empêcher l'échec des assignats durant la Révolution Française. Contrairement à ce qu'affirme la théorie étatiste de Knapp, la monnaie n'est donc pas réductible à une création juridique, à une simple "créature de la loi" . De même, pour que la monnaie soit acceptée, il ne suffit pas qu'elle rende simplement service aux individus à la manière d'un banal instrument. Au contraire, elle s'inscrit dans une dimension largement sociale où rentrent en jeu des éléments comme la confiance, l'habitude et la foi.

Le rapport liant autorité et monnaie est éminemment complexe. L'acceptation de la monnaie dépend en effet largement, aujourd'hui encore, d'un rapport à l'Etat - ou du moins à une forme de souveraineté. De nombreuses raisons peuvent être avancées à cette explication : l'Etat est le garant de l'acceptation par la société de la monnaie fiduciaire, il fixe l'unité monétaire et peut imposer l'usage de cette dernière aux agents, notamment en les obligeant à régler les impôts dans cette monnaie. La monnaie ne peut toutefois, nous l'avons vu, être simplement imposée par l'Etat à une population bien que l'Etat soit un élément essentiel dans le processus d'acceptation et de légitimation de la monnaie... Il est donc nécessaire que s'instaure une confiance dans la monnaie sous peine de risquer un rejet massif, voire violent, de la monnaie nationale. De façon générale, l'acceptation de la monnaie par un peuple est liée à des rapports tant économiques que politiques ou sociaux.

Cette idée est généralement acceptée par les économistes, bien que cela ait pour eux un aspect paradoxal du fait de leur approche le plus souvent individualiste. Nous pouvons trouver une illustration de la manière dont l'économie orthodoxe tente d'expliquer la confiance à travers les modèles à générations imbriquées (MGI). Bien que non dénués d'intérêt, leurs résultats ne sont toutefois pas réellement satisfaisants. La confiance est pourtant une caractéristique fondamentale de la dimension holiste de la monnaie qu'il est important de prendre en compte. 

 

§2. La monnaie comme lien social

La dimension collective de la monnaie peut également être mieux comprise si l'on considère cette dernière comme un lien social, c'est à dire comme l'un des éléments qui contribuent à former une société en liant entre eux des individus préalablement isolés. Or, l'approche économique traditionnelle a toujours nié la monnaie, faisant du marché un lien fondamentalement autosuffisant. Un certain nombre d'auteurs ont toutefois compris que la monnaie constituait un élément essentiel au fonctionnement des économies contemporaines.

La publication par Karl Marx du livre premier du Capital en 1867 va constituer l'un des premiers apports majeurs sur ce problème. L'oeuvre de Marx représente en effet une rupture importante avec l'économie politique classique en ce qui concerne la théorie monétaire. Depuis les écrits d'Adam Smith et la naissance de l'économie en tant que discipline autonome, le marché était généralement considéré comme le seul lien nécessaire pour réunir en une société des individus par ailleurs isolés. Or, dans une telle optique, il n'est nul besoin de considérer la monnaie. Celle-ci existe certes, mais pour reprendre l'expression de Jean-Baptiste Say, elle n'est qu'un "voile" jeté sur les phénomènes essentiels de l'économie : les échanges réels entre les produits. Marx est en totale rupture avec de telles théories et il accorde à la monnaie une place importante, voire primordiale.

Selon Marx, derrière la circulation des marchandises, il existe toujours des rapports sociaux. La valeur est en effet un rapport social de production qui revêt la forme d'un objet obtenu à partir de travail. Mais ceci se trouve généralement occulté par ce que Marx nomme le fétichisme. Au sens propre, il s'agit de l'adoration d'un objet matériel auquel on attribue des pouvoirs surnaturels. Plus spécifiquement, la notion de fétichisme désigne pour Marx un mode de travestissement, de dissimulation des rapports sociaux conflictuels fondés sur l'exploitation. En effet, l'obtention du sur-travail ne se fait pas explicitement. C'est l'une des conditions d'existence du capitalisme. On confond alors l'objet physique et sa fonction sociale ; la valeur n'est alors plus considérée par les hommes comme du travail social mais comme une chose mystérieuse dont participent les marchandises. Mais si l'on voit au delà de l'illusion que représente le fétichisme, on réalise que lors de l'échange, ce ne sont pas tant des objets mais plutôt des valeurs, et donc des formes objectivées du social, qui sont échangées. De la même manière, Marx critique le fétichisme de la monnaie, celle-ci étant elle aussi considérée comme une marchandise. En effet, pour que la monnaie soit déduite de la forme générale de la valeur, il est nécessaire qu'elle ait une valeur et qu'elle soit une marchandise - bien que d'une forme particulière. Mais ce n'est pas la valeur intrinsèque de l'objet qui lui donne sa qualité de monnaie. La monnaie a ainsi pour Marx un caractère double puisqu'elle est à la fois une marchandise et l'expression d'une relation sociale. Or, le rôle de convention sociale de la monnaie s'accommode mal du statut de marchandise qu'il cherche à lui donner.

Si Marx fait figure de précurseur, un autre auteur allemand écrivant une trentaine d'années après lui se détache pour sa part largement du concept de monnaie marchandise. Il s'agit du sociologue Georg Simmel et de sa Philosophie de l'argent. Comme le titre de l'ouvrage l'indique clairement, la démarche adoptée se veut avant tout philosophique. Son étude est néanmoins fondamentale pour tout économiste qui veut comprendre comment la monnaie parvient à créer un lien entre des individus cherchant à assouvir leurs désirs personnels au sein d'un monde individualiste en valeurs . L'argent n'étant pas appréhendé comme une marchandise, il l'est par conséquent selon Simmel en tant que pure relation sociale. L'échange monétaire peut en effet être considéré comme une socialisation, c'est à dire "l'une de ces relations dont la présence transforme une somme d'individus en un groupe social" . Pour former un lien social, il est nécessaire de passer par la médiation de l'instance collective que représente l'institution monétaire. C'est ce qui se passe, d'après Simmel, lors de l'extension de la sphère des échanges. L'argent représente alors la communauté toute entière en tant que tiers inclus dans chaque échange ; il est assimilé à une "assignation sur la société" et apparaît comme "une lettre de change sur laquelle le sceau de l'émetteur tient lieu d'acceptation". Pour Simmel, c'est donc bien la communauté dans son ensemble qui garantit que la monnaie soit acceptée aujourd'hui et dans l'avenir en règlement des échanges. C'est sur ce point précis qu'ont toujours butté les tentatives d'explication individualistes de la monnaie telles les MGI. Une explication de l'acceptation de la monnaie basée uniquement sur des critères de rationalité est fondamentalement insuffisante. La confiance est non seulement obligatoire, mais elle nécessite également un "élément de foi supra-théorique", ou encore "un supplément de foi socio-psychologique apparentée à la foi religieuse" . Cela implique notamment une possible déconnection entre les conditions économiques objectives et le comportement de chacun vis-à-vis de la monnaie. Selon Simmel, l'argent peut produire la tension, la paralysie dans certains endroits "simplement par l'espoir, la crainte, le désir et le souci qui s'attache à lui". Cependant, Simmel, tout comme Marx, reste largement prisonnier du mythe d'une monnaie appartenant d'abord aux sociétés modernes, issue des progrès de l'humanité quant aux moyens de régler les échanges. Or nous avons vu qu'une telle vision des choses s'accorde mal avec les apports de l'histoire ou de l'anthropologie.

Une autre approche intéressante et originale de l'aspect social de la monnaie est celle adoptée par Michel Aglietta et André Orléan dans La violence de la monnaie , travail puisant notamment son inspiration dans l'oeuvre de René Girard. Est proposée dans ce livre une relecture des "formes de la valeur" de Marx, celles-ci devenant autant de "formes de la violence". La monnaie est vue comme le moyen de canalisation de la violence censée caractériser tout ordre social. La socialité n'est donc pas donnée au départ comme le supposent les théories habituelles mais elle est au contraire l'aboutissement d'un processus de socialisation dans lequel l'institution monétaire joue un rôle essentiel. La vision de la monnaie développée par ces deux auteurs ne trouve toutefois pas dans La violence de la monnaie sa forme la plus élaborée. Assez différente est ainsi la pensée présentée dans La monnaie souveraine. La monnaie y est vue comme une expression de la souveraineté : ses capacités régulatrices lui viennent de son aptitude à représenter les valeurs qui sont au fondement de la communauté d'échanges. Aglietta et Orléan viennent par ailleurs de publier un nouvel ouvrage intitulé La monnaie entre violence et confiance, dont l'un des objectifs est de reprendre et développer les thèses développées dans La violence de la monnaie tout en tenant compte des avancées récentes permises par La monnaie souveraine.

D'une façon générale, l'ensemble des théories mettant l'accent sur la notion d'unité de compte peuvent être vues comme des approches de la monnaie en tant que lien social. Keynes souligne l'importance de cette notion dès la première page de son Treatise on money : "La monnaie de compte, c'est à dire ce en quoi sont exprimés les Prix, les Dettes et le Pouvoir d'Achat général, est le concept premier d'une Théorie de la Monnaie". Or, c'est grâce à cette unité de compte que les relations interindividuelles peuvent prendre une forme sociale quantitative. Elle est le langage commun à tous les individus désirant échanger au sein d'un même espace. Une telle approche va ainsi bien au delà de l'explication couramment donnée de la fonction de compte comme servant avant tout à la simplification de l'information. Par ailleurs, l'unité de compte est plus ou moins directement liée à l'idée de souveraineté car c'est le pouvoir politique qui a généralement la charge de la définition des différentes unités de mesure et donc de l'unité monétaire. Mais le cadre dans lequel s'inscrit cette souveraineté politique apparaît dépasse le sens habituel de cette dernière. En effet, l'unité de compte peut être abstraite et déconnectée des différents moyens de paiement concrets - comme ce fut le cas par exemple dans le système livre, sou, denier. Son utilisation peut ainsi dépasser largement le cadre d'un Etat et de ses frontières. De plus, la création récente de l'euro comme monnaie unique des différents pays de l'Union Européenne pose de nouveau la question de l'articulation des souverainetés nationales.

Le philosophe américain John R. Searle tente quant à lui d'expliquer de manière complète et rigoureuse que les faits sociaux ne tirent leur origine que des hommes et qu'ils ne peuvent par conséquent pas être traités de la même manière que les faits bruts. Ainsi, dire "ceci est de l'argent" relève de la catégorie des faits institutionnels, catégorie dont est expliquée tout au long de l'ouvrage la place dans la hiérarchie des faits généraux. Searle ne vise pas à traiter spécifiquement la question de la monnaie mais il utilise cette dernière comme un très bon exemple d'objet social. Toujours est-il qu'une voie est bel et bien ouverte pour des analyses plus spécifiquement monétaires s'inspirant de la théorie de cet auteur.

Toutes les approches que nous avons exposées brièvement ici ont bien, malgré leur diversité, un objectif (même implicite) commun : traiter la monnaie d'une manière ou d'une autre comme un lien social. Mais un objet commun ne signifie évidemment pas nécessairement compatibilité des analyses. Un problème important consiste également à déterminer la place et l'importance de la monnaie parmi l'ensemble des liens sociaux envisageables (droit, intellectualité, etc.). Ainsi, Jacques Sapir considère quant à lui que l'essentialisme qui sous-tend l'ensemble des théories voulant faire de la monnaie le lien social dominant est source de dangers. Il affirme ainsi que l'on doit "distinguer l'affirmation que la monnaie peut-être dans le même temps un lien social et un principe de désintégration, affirmation qui revient à reconnaître une nature contradictoire à la monnaie, de l'affirmation selon laquelle la monnaie constitue le lien social dominant, présent ou futur, des sociétés reposant sur des économies marchandes".

Une théorie économique "sérieuse" qui tienne compte de la réalité historique - et non des fables et paraboles inventées par les économistes, telles la "Fable du troc" - se doit donc de mettre la monnaie à la base de ses analyses ; la monnaie doit être considérée comme un donné social préexistant au marché. Il est alors possible, au contraire de ce que prétend l'économie néoclassique, de réconcilier l'étude de l'économie de marché et celle de la monnaie en voyant dans cette dernière une institution, un ensemble de règles contribuant à rendre possible l'existence d'un véritable accord marchand. L'enjeu est ici de taille : obtenir une description plus réaliste du fonctionnement des économies modernes que ne le permet l'approche standard.

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II. Deux exemples de théories holistes de la monnaie

Nous nous contenterons ici de présenter brièvement deux approches alternatives ayant pour point commun une méthodologie holiste appliquée à la monnaie. Il est important de bien comprendre que par méthodologie individualiste, on entend une explication qui part nécessairement du comportement d'individus rationnels ; tandis que par méthodologie holiste, on veut signifier que les explications ultimes peuvent (et non doivent) se faire au niveau ultime en termes d'agrégats collectifs (consommation des ménages, investissement des entreprises, etc.). Cette dernière vision correspond à la macroéconomie non fondée sur la microéconomie

Largement différentes, les deux théories dont nous parlons ici mettent toutes deux l'accent sur des aspects du phénomène monétaire généralement occultés par les approches orthodoxes individualistes. En ce sens, aucune ne manque d'intérêt.

 

§1. La monnaie souveraine et l'ambivalence de la monnaie moderne

Les auteurs à l'origine de l'ouvrage La monnaie souveraine, dirigé par Michel Aglietta et André Orléan, soutiennent avec force l'idée que la monnaie ne peut être réductible à un bien économique caractéristique des sociétés modernes. Une telle approche "s'oppose à celle des courants orthodoxes en économie en ce qu'elle établit l'insuffisance d'une réduction de l'échange marchand aux seules relations contractuelles, ignorant l'importance du lien monétaire en tant qu'appartenance de l'individu à la société considérée dans son ensemble". Selon ces auteurs, les difficultés rencontrées par les économistes du courant dominant sont en grande partie dues au caractère profondément dual et ambivalent de la monnaie dans les sociétés contemporaines. Certes, en tant qu'elle reflète les valeurs de notre société, la monnaie appartient bien au monde moderne, économique, individualiste dans lequel nous vivons ; mais elle conserve cependant toujours une dimension sociale, politique, holiste ("archaïque" écrit André Orléan), même subordonnée. Elle permet ainsi la conciliation de deux contraires : l'affirmation de l'autorité souveraine et celle d'une liberté personnelle, individuelle. C'est ce qui la rend difficilement abordable dans le cadre de la théorie économique orthodoxe, celle-ci cherchant à étudier une monnaie dépouillée de toute souveraineté, au rôle circonscrit à la seule sphère marchande (ce qu'Aglietta et Orléan appellent une logique "autoréférentielle"). Nous avons vu qu'une telle approche aboutissait nécessairement à une impasse : la monnaie moderne est infiniment plus complexe que ne le laisse supposer l'approche standard. Selon les auteurs de La monnaie souveraine, la monnaie moderne est caractérisée par une très forte ambivalence. Ainsi, par exemple, la monnaie permet le règlement des dettes, que celles-ci prennent la forme de l'antique dette de vie ou bien des dettes privées ou sociales contemporaines. L'ambivalence de la monnaie peut selon eux être considérée comme une clé de compréhension fondamentale du fonctionnement des économies salariales contemporaines.

Pour surmonter les difficultés de la théorie économique orthodoxe, il peut donc s'avérer intéressant de remplacer l'individualisme méthodologique par le holisme méthodologique, ce dernier acceptant les explications ultimes en termes collectifs à côté des explications individuelles. On ne nie pas le fait que la base du marché consiste en des transactions entre individus ; seulement, il faut admettre selon les auteurs qu'il existe une coordination sociale par la monnaie, cette dernière contribuant à cimenter toute société. La monnaie a donc une dimension individuelle et une dimension sociale ; d'où le holisme méthodologique pour expliquer son ambivalence. André Orléan, par ailleurs plutôt partisan de l'individualisme méthodologique, pense ainsi  qu'il est primordial de se référer au holisme dans l'étude de la monnaie : "Le lien monétaire s'appuie nécessairement sur des formes holistes d'expression de la société marchande".

 

§2. L' approche du circuit

L'approche de La monnaie souveraine est intéressante car elle met clairement en évidence les dimensions institutionnelle et historique de la monnaie. Toutefois, ce n'est pas la seule approche holiste envisageable. Ainsi, la théorie du circuit constitue une approche macroéconomique alternative à celle en termes de marchés développée ci-dessus. En effet, si une théorie institutionnelle de la monnaie nous éclaire sur la manière dont cette dernière est liée à la souveraineté et acceptée par la société, une démarche macroéconomique, fondée sur l'oeuvre de Keynes, peut nous permettre d'expliquer plus précisément pourquoi et comment la monnaie est créée en lien avec le processus économique de production.

La théorie du circuit, développée notamment en France par Bernard Schmitt, nous semble répondre de manière particulièrement convaincante à cette question. Une double rupture est alors nécessaire avec les approches économiques traditionnelles et, dans une certaine mesure, avec l'approche développée précédemment. Tout d'abord, au contraire des modèles en termes d'équilibre général à la Arrow-Debreu, le circuit n'est pas fondé sur les choix de comportement d'individus rationnels. L'approche est d'emblée holiste et le circuit est même considéré par Schmitt comme le "concept macroéconomique par excellence". Une telle démarche s'inscrit dans la lignée de Keynes et en rupture avec celle adoptée par les nouveaux keynésiens dont l'objectif avoué est de donner des fondements microéconomiques à la macroéconomie. L'attachement que l'école du circuit porte à la macroéconomie, et par conséquent au holisme méthodologique, est donc partagé avec l'approche des auteurs de La monnaie souveraine.

La deuxième rupture a toutefois lieu autant avec ces derniers qu'avec la théorie orthodoxe. Il s'agit de l'importance accordée par les circuitistes au processus de production. Schmitt explique ainsi que "l'économique est restée la science des échanges, alors que les faits s'ordonnent à la production". C'est là que se manifeste le plus nettement la continuité avec Keynes et là également que la volonté de décrire de manière réaliste l'économie prend toute son ampleur. Cela bouleverse certes un certain nombre d'idées reçues : "Dans nos économie concrètes, [...] la monnaie bancaire n'est pas émise par les institutions financières mais uniquement par l'activité des travailleurs du pays : les banques (de dépôt) ont pour fonction primordiale de "valoriser" le produit du travail, en le faisant naître en monnaie". Une telle description met en évidence l'importance du rôle de la monnaie dans le fonctionnement des économies salariales modernes.

La théorie du circuit est donc une approche macroéconomique qui met l'accent sur la production : pour produire, l'entreprise utilise au bénéfice des ménages les lignes de crédit préalablement autorisées par la banque. Il y a donc création simultanée, au moment de la production, d'un revenu monétaire et d'un produit physique qui ne peuvent se concevoir l'un sans l'autre. La monnaie est uniquement un nombre, c'est-à-dire une grandeur instantanée, ce qui ne signifie pas bien sûr qu'elle soit sans importance : associé à la production, ce nombre va correspondre à un pouvoir d'achat et va pouvoir être déposé dans le temps. La monnaie est donc d'abord et avant tout une unité de compte. Ce que l'un trouve ensuite à l'actif comme au passif du bilan de la banque correspond à du crédit et non à de la monnaie à proprement parler. C'est là qu'est la dernière rupture - mais non la moindre - avec l'approche issue de La monnaie souveraine. Les pratiques monétaires mises en avant par cette dernière relèveraient d'après les théoriciens du circuit de la sphère financière et non véritablement de la sphère monétaire (ainsi, la monnaie est censée correspondre à une dette).

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Conclusion

En mettant la monnaie à la base de l'économie au moyen d'une analyse holiste, il est sans doute possible de mieux comprendre le fonctionnement réel des économies modernes. L'échec des tentatives d'intégration de la monnaie à la théorie néoclassique peut, nous semble t-il, s'expliquer en grande partie par les choix méthodologiques que les économistes néoclassiques s'imposent eux-mêmes. Certes, nous vivons dans un monde qui valorise au plus haut point l'individu, la liberté et l'égalité. Mais cela ne signifie en aucun cas qu'il est obligatoire de réduire la monnaie à un simple instrument et de l'étudier à l'aide de l'individualisme méthodologique. Ainsi, la position épistémologique de l'analyse monétaire néoclassique est très contestable. Mais il existe des alternatives intéressantes comme nous le montrent notamment deux approches aussi différentes que celle développée par les auteurs de La monnaie souveraine ou celle de la théorie du circuit.

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